Imbaba, du marché aux chameaux au bidonville

imbabaLe quartier d’Imbaba est situé dans le nord-ouest du Caire, faisant face à l’île de Zamalek, et bordé au sud par le quartier d’Agouza. Midan Kit Kat, du nom d’un ancien cabaret flottant sur le Nil, est la place emblématique du quartier et sert à la fois de rond-point et de station de microbus. Historiquement, le quartier abritait un marché aux chameaux , dernière étape pour les marchands qui vendaient leurs chameaux au Caire, après une long périple initié au Soudan. Certains pensent d’ailleurs qu’ « Imbaba » tire son origine de la langue tigrinya, dans laquelle « Embaba » veut dire fleur, à laquelle les marchands pouvaient faire allusion pour décrire l’endroit du bord du Nil.

Peuplé par un million d’habitants, Imbaba est un quartier populaire du Caire qui échappe aux stéréotypes et aux classifications habituels. Dès que l’on entre dans le quartier, on s’étonne des tuk-tuks, indispensables pour se déplacer dans les ruelles sans goudron, qui sillonnent la rue du Soudan, longue de plusieurs kilomètres, à la recherche de clients. Il n’est pas rare d’y croiser certains expatriés, venus regarder un match ou participer à une soirée fondue au Club suisse, situé au bout d’une ruelle d’Imbaba, ou à la recherche d’Al Prince, restaurant égyptien connu dans toute la ville.

Malgré l’animation qui règne dans le quartier et la multitude de petits cafés, difficile d’ignorer l’extrême pauvreté qui se donne à voir : immeubles non terminés, sans-abris dormant en plein jour près du Nil et enfants au travail. Depuis les années 1980, le quartier a été abandonné par les autorités, avec un taux de chômage bien supérieur à la moyenne nationale, et des services publics de piètre qualité : écoles rudimentaires et assainissement inexistant notamment. Progressivement et bien avant la révolution de 2011, le quartier est devenu le fief des Frères musulmans et des salafistes, dont les militants étaient parmi les rares à apporter une aide matérielle aux habitants. En 1992, le groupe islamiste « Gamaa al Islmaiya » décrète le quartier d’Imbaba « émirat islamique », entraînant un siège du quartier par les forces de police qui mirent fin à cette tentative de mini Etat islamique à coups de bulldozers. En janvier 2011, le quartier a été l’un des plus actifs dans la mobilisation contre le régime Moubarak.

Imbaba abrite également une importante communauté copte et une dizaine d’églises, et est parfois le lieu de tensions entre les deux communautés : en 2011, les deux s’affrontent violemment, suite à la conversion d’une femme copte à l’islam et les rumeurs liées à cette conversion.

Deux ans après la révolution, rien ne semble avoir changé à Imbaba, malgré les promesses. L’une des marches du 25 janvier 2013 pour rejoindre la place Tahrir partira d’ailleurs d’Imbaba.

 

Leïla Morghad, billet initialement paru sur son blog : cairoinshallah

crédit photo: Magnum Photos

De la servitude volontaire en Egypte

EgypteLe matin, à l’heure où blanchit la ville et où les nantis dorment encore du sommeil du juste, le petit peuple du Caire s’affaire à Zamalek : les gardiens sortent les 4×4 des résidents de leur immeuble, et l’astiquent soigneusement, d’autres promènent le chien de ceux qui en ont un pour l’afficher sur Facebook, et d’autres encore courent à la boulangerie ramener des croissants frais avant que la patronne n’ouvre l’œil .

Le décalage entre les niveaux de vie au Caire est criant, mais il est d’autant plus indécent qu’il conditionne totalement les mentalités et les comportements sociaux. Un relent de féodalité parfume les rues de la ville, où les pauvres doivent se soumettre à ceux qui les font vivre. Cette déférence est notamment marquée par l’utilisation de titres honorifiques datant de l’occupation ottomane («bacha , effendim), ou encore qui marquent le niveau d’études (ingénieur Untel, docteur Untel) toutes les deux phrases. Le rapport hiérarchique paraît justifier le manque de respect, la rudesse ou même l’humiliation publique de la part des employeurs, qui terrorisent parfois leur personnel de maison. Car un bon patron ici est celui qui se fait respecter. On est parfois surpris par la soumission des employés, soumission qui semble parfois volontaire lorsqu’on assiste à des scènes improbables, où untel tend sa clé de voiture à son gardien afin qu’il la lui démarre ou un autre qui refuse d’aller acheter une bouteille d’eau, parce que vraiment, à quoi cela sert d’avoir des gens de maison s’il faut tout faire soi-même.

Ce mépris social ne s’adresse pas seulement aux personnes que l’on a à son « service », mais également vis-à-vis de tous ceux qui ont une profession jugée inférieure : le serveur à qui l’on parle comme à un demeuré, le gardien de parking à qui l’on tend une pièce avec dégoût, sans compter l’éboueur dont on feint d’ignorer l’existence.

Evidemment, il est facile pour un étranger de s’insurger contre ce racisme de classe, car il faut bien vivre, et endurer son malheur dans une société qui accepte encore que le riche se comporte comme si tout lui était dû. La révolution de janvier 2011 n’a pas mis fin à la servitude volontaire, malheureusement.

Respirez, vous êtes au parc Al Azhar

Coincé au Caire parce que vos amis vous ont laissé tomber pour le weekend Mer Rouge, avec au programme 15 heures de minibus pour 2 heures de plage ? Pas grave, allez donc faire un tour au parc Al Azhar et vous aérer les poumons pour la modique somme de 7 EGP (moins d’un euro).

Le parc Al Azhar, c’est un peu le projet de développement urbain idéal, la success story qu’on aime décrire dans les conférences sur Le Caire et l’urbanisation durable. Selon la légende, l’Aga Khan, en visite au Caire, aurait vu de son balcon la colline Darassa, jonchée d’ordures, au milieu d’un quartier populaire délaissé par les pouvoirs publics et aurait dit : « c’est là où je veux construire mon parc ». Et comme Son Altesse a les moyens de ses ambitions et de la suite dans les idées, le parc a été inauguré 20 ans plus tard, à la suite de travaux colossaux : nettoyage de la décharge, traitement et remblaiement du terrain de 30 hectares, installation de bassins artificiels en sous-sol, entre autres. Les travaux ont permis de mettre au jour une section de l’ancienne muraille ayyoubide de la ville, qui était partiellement enfouie sous les déchets.

Le parc, c’est aussi un beau projet de développement intégré : la fondation Agha Khan ne s’est pas contentée de créer le parc, qui a revalorisé le quartier voisin de Darb Al Ahmar, mais a aussi consacré des fonds pour restaurer les monuments islamiques du quartier. Des dizaines d’habitants ont été embauchés pour construire le parc, et d’autres pour l’entretenir.

Contrairement aux autres parcs du Caire, plutôt populaires, tout le monde se rend à Al Azhar, quelle que soit son origine sociale : le ticket d’entrée à 7 EGP est accessible à tous ou presque, et de nombreuses familles s’offrent cette sortie pendant le weekend. Les familles modestes pique-niquent, et les plus chanceux vont se sustenter aux cafés et restaurants du parc. Dans une ville où les classes sociales se mélangent rarement, le parc est parvenu à attirer des profils différents, et on croise parfois des touristes, qui n’en reviennent pas de pouvoir se promener dans l’indifférence la plus totale.

Plus d’infos sur la genèse du projet ici : http://www.akdn.org/publications/2007_aktc_egypt.pdf

Leïla Morghad

Pourquoi le social business est promis à un bel avenir en Afrique ?

I am proposing to create another kind of business,
based on selflessness that is in all us.I am calling it Social Business
.”
Mohammed Yunus, Pri x Nobel de la Paix et fondateur de la Grameen Bank

Le « social business », ou entrepreneuriat social, peut se décrire brièvement comme étant une entité visant l’autosuffisance, voire la rentabilité en menant une activité à fort impact social ou environnemental. Un social business n’est pas une association mais bien une entreprise, dont l’objectif est de devenir profitable afin de couvrir ses coûts et de rembourser ses actionnaires et ses prêteurs. Un social business se différencie d’une entreprise classique par (i) la nature de son activité, fondée sur un modèle économique se voulant plus juste et (ii) le fait que son but n’est pas de maximiser son profit mais d’atteindre l’équilibre financier, les bénéfices étant souvent réinvestis dans d’autres projets. A l’heure où l’Afrique connaît une explosion de ses besoins économiques et sociaux et où l’aide sans conditionnalité se fait de plus en plus rare, le social business paraît être un relais de croissance incontournable sur le continent pour 5 raisons : 

1) Démarrer un social business est simple et accessible à tous
En se basant sur l’expérience des entrepreneurs africains qui démarrent une activité économique innovante et rentable et au regard de la densité du réseau de PME locales à succès, nombreux sont ceux qui peuvent se lancer dans l’entrepreneuriat social, tant les domaines d’activité sont vastes : éducation, santé, agriculture, énergies renouvelables. Le social business s’adapte à tous les secteurs et aux différents contextes géographiques : chacun peut lancer son entreprise dans son village en démarrant avec un microcrédit, et en faire bénéficier le reste de sa communauté.

2) A long-terme, le social business pourrait permettre à l’Afrique d’être moins dépendante de l’aide
Sans entrer dans le débat sur la souveraineté de l’Afrique, de nombreux Etats sont aujourd’hui sous perfusion financière, et certaines populations dépendent souvent de l’activité des ONG locales. Le social business vise le même impact économique et social que les projets des ONG, mais se veut entièrement auto-suffisant (pas de dons) et rentable : il n’est pas possible de s’endetter pour un projet sans la certitude qu’on pourra rembourser. Les idées irréalisables sont mises de côté, car ce sont les bénéfices réalisés qui permettent de se lancer dans de nouveaux projets. 

3) Le social business a prouvé la soutenabilité de son modèle économique sur d’autres continents
D’abord apparu en Inde et développé par la banque Grameen, le social business s’est peu à peu diffusé sur le continent asiatique. En Europe, le concept a vu sa popularité grandir et est maintenant reconnu comme une forme d’entrepreneuriat viable et à fort impact. Plusieurs universités européennes ont inauguré des chaires dédiées à l’entrepreneuriat social, et les projets se multiplient. Aux Etats-Unis, le secteur de l’entrepreneuriat social représente déjà des investissements de près de 120 milliards de dollars. 

4) Le social business en Afrique est en voie d’institutionnalisation
En 2011, un fonds d’investissement sud-africain, Nexii, a lancé la première plateforme d’investissement spécifiquement dédiée aux projets de social business. Les investisseurs peuvent ainsi financier directement, via une sorte de plateforme boursière, les projets qui les intéressent en trois devises différentes : euro, dollar ou livres sterling. Ce type de structure boursière devrait également permettre une meilleure transparence pour les investisseurs et faciliter les contacts entre financiers et entrepreneurs. Les multinationales s’impliquent également de plus en plus, comme elles le font en Asie, motivées par l’obtention de crédits carbones. 

5) Les entrepreneurs africains n’ont pas attendu l’invention du concept de social business pour se lancer
De nombreux projets à fort impact social lancés par des entrepreneurs africains ont connu un franc succès , et correspondent a posteriori au concept de « social business ». Au Sénégal, on peut citer la Laiterie du Berger, coopérative qui achète du lait auprès d’éleveurs peuls à des prix équitables, et le revend ensuite à la clientèle aisée de Dakar. Elle garantit ainsi un débouché stable aux producteurs, et reste rentable car ses produits sont très prisés par certains consommateurs urbains. 

En alliant autosuffisance et fort impact social, le social business est un modèle de plus en plus attractif auprès de la jeune génération d’entrepreneurs africains, désireux de monter des projets rentables et profitables aux communautés locales. Le principal défi reste la sécurisation du financement de ces projets, qui n’ont souvent accès qu’à des microcrédits pour démarrer.

 

Leïla Morghad

Bienvenue au Club

Le club de sport au Caire (« el nadi »), c’est bien plus qu’un complexe sportif où on peut s’adonner à son sport préféré. Dans une société où les appartenances sociales sont assumées et revendiquées, le club représente un lieu de socialisation où on est enfin entre soi, où on passe son temps dans un espace clos, et pourtant en plein cœur du Caire.

Depuis la fin du 19ème siècle et la création du premier club, celui du Gezira sur l’île de Zamalek, ces lieux représentent pour la bourgeoisie égyptienne des espaces de socialisation protégés, où le sport n’est qu’un prétexte pour se retrouver entre gens « de bonne famille ». Un club au Caire, c’est une sorte de ghetto miniature où on peut y passer la journée sans s’aventurer en dehors des grilles, car l’heureux membre a à sa disposition tous les services dont il a besoin : restaurants, cafés et même coiffeur.

Comment faire partie d’un club et pouvoir glisser avec une fierté à peine dissimulée au détour de sa conversation avec un client ou un collègue « ce matin, je faisais comme d’habitude mon jogging au club et… » ? Première solution : avoir la chance d’être né dans une famille aisée, membre du club depuis des générations et qui a juste à renouveler tous les ans pour une somme raisonnable sa cotisation et payer des sommes dérisoires pour les extras (location des courts de tennis, salle de gym etc). Deuxième solution : patienter gentiment sur la liste d’attente du club plusieurs années, puis verser un droit d’entrée exhorbitant (20 000 euros) pour entrer dans le saint des saints. Une adhésion à vie, ça se mérite. Troisième solution : être un résident étranger, et s’acquitter de plus d’une centaine d’euros par mois pour avoir le droit de fouler la pelouse du club, et payer ensuite pour toutes les activités supplémentaires. On n’est alors que membre temporaire du club, et accessoirement une vache à lait pour renflouer la trésorerie de ce dernier.

Si vous n’êtes pas membre du club, vous pouvez toujours acheter un ticket à la journée qui vous donne juste le droit d’entrer et sans accès aux équipements, à un prix suffisamment dissuasif pour les curieux ou les touristes d’un jour.

Que fait-on au club ? Tout. On s’y promène, on marche (ne pas s’étonner si certains marchent en tenue de sport sur la piste de course), on nage, on mange et surtout on discute. Pour les collégiens et les lycéens, c’est une des rares occasions où on peut s’éloigner des parents pour passer du temps entre « jeunes », pendant que les familles discutent. C’est aussi une formidable opportunité pour réseauter et faire des affaires : dans une atmosphère plutôt décontractée, on échange son avis sur les dernières transactions financière, la situation économique du pays, et on étoffe son carnet de contacts.

Le Caire compte 4 clubs principaux: le Gezira à Zamalek, le Shooting Club à Mohandessin, et ceux de Maadi et Heliopolis. L’adhésion à un club fait partie des composantes du statut social des familles, et s’affiche au même titre que les biens matériels et le train de vie. Quand une famille déménage dans un autre quartier de la capitale, il est rare qu’elle abandonne son adhésion, qui se transmet de génération en génération comme un précieux héritage.

Leïla Morghad

Un balcon sur le Nil

Habiter sur une péniche au Caire, c’est souvent le rêve ultime de tout expat’ désireux de mener une vie de bohème paisible et de s’isoler un peu du vacarme ambiant et de la pollution. Oui, mais seulement voilà, derrière la vision idyllique d’une vie sur le Nil, se cache la réalité quotidienne.

La plupart des péniches au Caire se situent près de la place Kit Kat, à Imbaba. La place étant accessoirement une station de minibus, le niveau de décibel rivalise avec celui de l’aéroport, sans compter que le trafic sur la corniche est toujours dense, sauf bien sûr le vendredi matin. Imbaba est un quartier populaire du Caire, qui fait face à Zamalek, île bourgeoise où se concentrent ambassades, expatriés, et familles égyptiennes fortunées. Le Nil sépare donc ces deux zones bien différentes, et c’est côté Imbaba que sont amarrées une dizaine de péniches. Ces dernières sont dans un plus ou moins bon état, selon le bon vouloir du propriétaire.Certaines péniches sont fraîchement repeintes, meublées avec goût, avec parquet et joli balcon, d’autres sont plus rustiques, et rafistolées avec des planches en bois. Une des péniches a d’ailleurs brûlé l’année dernière. Maalesh (pas grave), l’étage vient d’être reconstruit, avec de jolies planches. Ces péniches, « awamat » en arabe, sont en fait dépourvues de moteur, et disposent de toutes les commodités de la vie moderne: électricité, eau courante, téléphone fixe et satellite TV. Seule la bonbonne de gaz dénote la différence avec un appartement “en dur”.

Parmi les joies de la vie sur une péniche, outre la vue incroyable sur le Nil, on peut citer l’impression de tranquillité et la sensation d’être en dehors de la ville, un sentiment d’évasion bien agréable dans cette ville polluée et bruyante. En revanche, les désagréments sont tout aussi nombreux: une chaleur étouffante l’été (climatiser une péniche est aussi efficace que climatiser son balcon), la visite de nombreuses bestioles indésirables (cafards, fourmis géantes, rats, lézards, moustiques) et puis un léger sentiment d’insécurité: rien de plus facile que de cambrioler une péniche en venant du Nil !

Les péniches étaient initialement habitées par des intellectuels ou des artistes, désireux de mener une vie plus libre et de s’affranchir du regard moralisateur de la société. Elles abritaient aussi des cabarets au début du 20ème siècle (dont le célèbre cabaret Kit Kat, qui a donné son nom à la place) et d’autres lieux de débauche. L’écrivain égyptien Naguib Mahfouz décrit d’ailleurs cette ambiance dans son roman Dérive sur le Nil. Progressivement, crise du logement au Caire oblige, les péniches ont été habitées par des familles désireuses de trouver un logement plus abordables. L’engouement des étrangers pour ce type de logement exotique a fait flamber les prix, et la quasi totalité des péniches de Kit Kit sont désormais habitées par des Européens ou Américains en quête d’un logement original.

Malgré tous les désagréments du quotidien, vivre sur une péniche, ne serait-ce que quelques semaines, reste une expérience unique, d’autant que les péniches disponibles se font très rares.

Leïla Morghad

Vous pouvez suivre les pérégrinations de Leïla au Caire sur son blog : cairoinshallah

Comment conquérir 1 milliard de consommateurs africains ?

Ils seront 1,3 milliards en 2030. Dans un contexte économique mondial morose, difficile d’ignorer le formidable relais de croissance représenté par les consommateurs africains. Le marché est énorme, mais encore faut-il que les entreprises comprennent le profil de ces consommateurs, qui ne correspondent pas aux catégories socioprofessionnelles type, et la diversité de leurs besoins.

Explorer les poches de croissance du continent

L’explosion de la démographie en Afrique est un sujet connu : 1 milliard d’habitants en 2010, près de 2 milliards en 2050, selon les estimations des Nations Unis. Face à cette démographie plus que favorable, d’autres facteurs permettent de penser que l’Afrique représente le nouvel eldorado des entreprises commerciales : amélioration du pouvoir d’achat, urbanisation rapide et hausse du taux d’activité des femmes encouragent l’avènement d’une société de consommation africaine, qui permettrait de stimuler encore davantage la croissance du continent.

Cibler les attentes des consommateurs africains

Pour ces entreprises, l’enjeu réside d’abord dans le fait de bien cibler les attentes des consommateurs selon leurs revenus. Parmi les tentatives assez convaincantes pour définir une typologie du consommateur africain, on peut citer l’étude d’Accenture, The Dynamic African Market : Exploring growth opportunities in Sub-Saharan Africa, qui dessine 5 profils types :
(i) le « Basic Survivor » : revenu inférieur à 100 dollars par mois (50 275 FCFA), qui s’approvisionne dans les échoppes et les marchés pour ses achats de base : nourriture, vêtements et petites dépenses (cigarettes, alcool, crédit téléphone, transport)

(ii) la « Working Family » : revenu qui varie entre 100 et 250 dollars (125 700 FCFA) par mois. La différence de revenu avec le Basic Survivor s’explique par le fait qu’au moins deux adultes de la famille travaillent, ce qui permet de financer les dépenses liées aux enfants et à leur éducation

(iii) les « Rising Strivers » : cette catégorie correspond aux deux profils précédents ayant acquis une compétence recherchée sur le marché du travail, ou qui ont accès au crédit. Ce groupe représente 10 à 16% de la population sub-saharienne actuelle. Les familles disposent d’un revenu qui oscille entre 250 et 750 dollars (377 000 FCFA) par mois, ce qui leur permet d’acheter des produits non essentiels.

(iv)  les « Cosmopolitan professionals » disposent eux d’un revenu qui varie entre 700 et 1000 dollars (502 750 FCFA) par mois, qu’ils dépensent aux supermarchés et dans les centres commerciaux, et de plus en plus en ayant recours à des services bancaires. Ils représentent 2 à 3%  de la population sub-saharienne actuelle.

(v) les « Affluent », à savoir la classe aisée qui disposent d’un revenu supérieur à 1200 dollars (603 00 FCFA) par mois, qu’ils dépensent notamment dans des produits de luxe et des voyages.

Bien que cette catégorisation puisse être considérée comme simpliste, elle a le mérite de faire apparaître la spécificité africaine dans la typologie des consommateurs et de souligner le potentiel de croissance représenté par certains groupes (Working families et Rising Strivers), qu’il s’agira pour les marques d’exploiter.

Affiner les stratégies de vente

Suite à l’échec de l’uniformisation des campagnes marketing, les entreprises ont vite compris que le consommateur africain avait des besoins spécifiques, et se sont adaptées en conséquent. Revue de quelques stratégies marketing à succès.

Conditionnement : Le contexte africain (irrégularité des revenus pour la plupart des personnes actives, coupures d’électricité, consommateurs peu habitués à stocker des produits) a poussé les marques à proposer les produits en conditionnement réduit, ce qui permet de pousser le consommateur à l’acte d’achat, le prix initial étant attractif par rapport aux conditionnements classiques
Vente à l’unité : en s’inspirant du modèle indien, la plupart des multinationales proposent des produits vendus à l’unité pour les biens de consommation considérés comme non essentiel (yaourts, friandises, lessive). Le groupe Unilever vend ainsi sa lessive à l’unité (lingots), de même pour Danone, qui permet la vente de yaourts à l’unité.
Captation du revenu journalier : en prenant en compte la fluctuation des revenus et l’absence d’épargne de la plupart des consommateurs africains, les multinationales misent sur la petite monnaie dont chacun dispose au quotidien. En Egypte, la chaîne de fast-foods Mc Donalds a lancé ses populaires Menus « Fekka » (petite monnaie, en arabe) à bas prix, et les opérateurs de téléphonie proposent de recharger les téléphones en prépayé pour moins d’un euro.
Instaurer de nouvelles habitudes alimentaires : dans l’objectif de pousser progressivement les consommateurs vers l’alimentation industrielle, aux marges bien plus élevées que les produits de base, les multinationales ont créé de nouveaux réflexes alimentaires, jusque là quasi inexistants, comme le petit déjeuner « à l’occidentale », à grands renforts de céréales raffinées et de produits sucrés. La pratique du snacking, inexistante a elle été vantée dans des publicités diffusées quotidiennement, afin de développer une consommation instantanée et impulsive.
Vendre des produits jusque là gratuits : l’eau, jusqu’alors considérée comme un bien public mondial accessible à tous librement est dorénavant commercialisée comme n’importe quel autre bien marchand. Le marché de l’eau en bouteille a connu une forte progression ces dernières années sur le continent africain, les marques (Nestlé, Coca Cola, Pepsi) profitant de la mauvaise qualité du réseau de distribution d’eau public pour capter la ressource et la revendre à des prix élevés compte tenu du niveau de vie local.
Développer des stratégies de vente multicanal : face à la taille du secteur informel en Afrique et à son poids financier, les entreprises commerciales ne distribuent pas leurs produits uniquement en supermarché, peu accessibles pour l’ensemble de la population, et ont multiplié les points de ventes. Dans les régions rurales, les revendeurs parcourent ainsi les villages à mobylette pour distribuer leurs produits.

L’Afrique représente donc un formidable relais de croissance pour les entreprises multinationales, et peut-être le dernier marché restant à conquérir. C’est pourtant le continent où il est le moins facile pour les marques de s’implanter, en raison d’une insuffisance au niveau des infrastructures, et du poids de l’économie informelle. Pourtant l’amélioration du climat des affaires et une tendance à la stabilisation politique de la plupart des pays africains favorisent l’installation durable d'entreprises commerciales performantes, qu'il s'agisse d'entreprises locales ou de multinationales, avec à la clé des créations d’emploi et une amélioration de la qualité de vie, même si à l’évidence tous n’en profiteront pas.

 

Leïla Morghad

Pourquoi le redémarrage économique de la Tunisie se fait-il encore attendre ?

Il y a quelques jours, une grande manifestation avait lieu à Sidi Bouzid, où la révolution avait démarré en 2011. Parmi les revendications, les problèmes économiques étaient en bonne place : chômage, pauvreté et absence de politique de développement économique. Au même moment, le FMI publiait son nouveau rapport sur la stabilité du système financier tunisien. Le rapport souligne la faiblesse de l’économie nationale, et la fragilité de l’équilibre financier, après des années sans supervision financière rigoureuse.

La Tunisie, après une transition politique sur le point de s’achever, doit maintenant s’atteler à des chantiers colossaux : la création d’emplois, en particulier pour les jeunes, le soutien à l’investissement privé et le développement des régions intérieures qui ont été délaissées  par le régime précédent. Conséquence de la révolution de 2011, le PIB tunisien aurait reculé de 1,8% en 2011, selon les estimations du FMI. Les principaux facteurs de cette contraction ont été la forte chute de la fréquentation touristique (-30%) et l’effondrement des investissements directs étrangers (-20%). Le chômage a fortement augmenté, conséquence du ralentissement économique et du retour des travailleurs tunisiens qui travaillaient en Libye, atteignant 19% de la population active, et plus de 40% des jeunes. Les prévisions du FMI tablent sur une croissance de 2% en 2012, soit nettement moins que la moyenne de 4-5% enregistrée par la Tunisie de 2000 à 2010. Pour relancer la croissance, plusieurs défis économiques devront être relevés.

1) La réforme du secteur bancaire

Le secteur bancaire représente l’une des principales vulnérabilités du système financier tunisien. Alors que le précédent rapport de stabilité financière du FMI paru en 2006 recommandait au gouvernement tunisien de réformer le secteur en profondeur, rien n’a été fait par le précédent régime. Le rapport 2006 préconisait notamment de réformer les banques publiques en améliorant la gestion du risque de crédit, via la notation des contreparties, et de mettre en place un système de restructuration des créances douteuses. L’inaction du gouvernement précédent s’est traduite par un accroissement du risque de crédit et la nécessité d’augmenter le taux de provisionnement, ce qui a impacté négativement le niveau de capitalisation des banques publiques. A cet égard, le FMI recommande dans son rapport d’augmenter le ratio de solvabilité minimum de 8 à 10%. Une meilleure évaluation du risque est également essentielle : à fin 2011, le niveau officiel des prêts non performants était de 13%, auquel il convient d’ajouter 5% de crédits « rééchelonnées » suite à la révolution de 2011. Il faudra aussi prendre en compte des créances publiques, supposées être garanties par l’Etat, dans l’évaluation des risques. Le gouvernement tunisien actuel a d’ores et déjà renforcé la supervision bancaire et redéployé les effectifs selon les besoins, mais des efforts importants restent à faire.

 2) La maîtrise du risque de liquidité

La Banque centrale tunisienne (BCT) a jusqu’à présent contenu le risque de liquidité des banques  en injectant régulièrement des liquidités, ce qui a permis aux banques de ne pas recourir à des financements extérieurs pour pouvoir octroyer des crédits, qui ont fortement progressé en 2011. Les tests de liquidité ont montré que les banques sont dépendantes du refinancement  de la BCT, et seraient fragilisées en cas d’un retrait massif des dépôts par les clients. Les multiples injections de la BCT ont en outre fait diminuer les réserves de change du pays, ce qui n’est pas tenable à moyen-long terme. Le ratio crédit/PIB a ainsi atteint 70% en 2011 (contre 60% en 2006), et la hausse du volume des crédits a entraîné une accélération de l’inflation. Le FMI recommande donc que la BCT développe le marché interbancaire en relevant le coût de refinancement, afin de diminuer ses injections de liquidité et maintenir un niveau de réserves en devise acceptable.

 3) La relance des secteurs moteur de l’économie : IDE et tourisme

 Afin de relancer l’investissement direct étranger dont la Tunisie a besoin, une réforme des marchés de capitaux est indispensable. Les rendements incertains du marché obligataire et du marché actions freinent actuellement les investisseurs, ce qui s’est traduit par un repli des IDE en 2011 (0,9% du PIB) contre 3% du PIB en 2010 (données FMI). Comme le montre un rapport publié par la Banque africaine de développement intitulé Tunisie : Défis Economiques et Sociaux Post-révolution paru en 2012, le pays ne dispose pas de mécanismes juridiques incitatifs pour attirer des types d’investissements tels que les joint-ventures, les fusions-acquisitions transfrontalières, ou encore l’expansion géographique d’une société étrangère. Seuls les investissements liés à une délocalisation sont aujourd’hui facilités. La promotion des IDE doit également s’accompagner d’une incitation au transfert de connaissances et à l’innovation industrielle au niveau local, via des mesures fiscales par exemple.

Un deuxième relai de croissance de l’économie tunisienne est le secteur touristique, qui s’est effondré en 2011 (recettes en baisse de 40%), en raison de l’instabilité politique. Les difficultés du secteur ont eu un impact significatif sur l’emploi, mais ont aussi participé à la dégradation du portefeuille de prêts et de garanties des banques publiques tunisiennes, très exposées à ce secteur. L’enjeu consistera à encourager une montée en gamme progressive du tourisme tunisien, jusqu’à présent avec un positionnement low-cost, afin d’augmenter les recettes touristiques, à l’instar de ce qu’à fait le Maroc avec succès.

 Le potentiel de l’économie tunisienne est indéniable, mais des réformes structurelles sont indispensables pour assurer une stabilité financière durable et retrouver la confiance des investisseurs étrangers. Les prévisions de croissance pour les prochaines années sont encourageantes, reste à savoir si le contexte politique permettra ce redémarrage économique tant attendu.

Leïla Morghad

Algérie : la bataille de l’emploi au pays des méga-contrats chinois

Durant la dernière décennie, les entreprises chinoises ont remporté en Algérie des contrats dont le montant total s’élève à 20 milliards de dollars. Dans un pays où 30% de la jeunesse est au chômage, les investissements chinois ont-il  un impact sur l’emploi local ?

On a souvent parlé de la Chinafrique sur Terangaweb : l’impact environnemental de la politique économique étrangère chinoise sur le continent,  et plus généralement l’intérêt croissant du gouvernement chinois pour les ressources exceptionnelles dont dispose l’Afrique font régulièrement l’actualité. A l’occasion des 50 ans de l’indépendance algérienne, nous avons souhaité nous pencher sur le phénomène que certains n’hésitent pas à qualifier de « chinalgérie », autrement dit la présence croissante de la Chine en Algérie et son étonnante capacité à rafler presque tous les grands contrats publics. A l’heure où le pays vit une situation économique explosive, la présence chinoise en Algérie peut-elle faire émerger de nouvelles opportunités d’emplois que les entreprises locales peinent à créer ?

A Alger, difficile d’ignorer la présence chinoise. Les ouvriers chinois se relaient pour construire à vitesse grand V des logements sociaux dont la population a besoin. Le chantier de la troisième plus grande mosquée du monde située dans le grand Alger, d’une valeur d’un milliard de dollars, a été remporté par une entreprise chinoise  et a démarré en mai dernier. Cette main-d’œuvre immigrée est pourtant mal acceptée  par une partie de la population qui ne comprend pas pourquoi le gouvernement algérien accepte et encourage la présence de milliers d’ouvriers chinois alors qu’une grande partie de la jeunesse algérienne est au chômage.

La Chine s’est d’abord intéressée à l’Algérie en raison de ses ressources naturelles exceptionnelles. Progressivement, le gouvernement chinois prenant conscience des réserves de dollars confortables dont disposait le pays, ses investissements en Algérie se sont diversifiés, avec la signature de grands contrats dans le domaine des infrastructures, puis le développement des investissements dans le secteur secondaire : électronique, automobile et textile principalement. L’Algérie a ainsi accordé aux entreprises chinoises des contrats de construction d’une valeur totale de 20 milliards de dollars, qui concernent la construction de logements sociaux, de chemins de fer et de plusieurs tronçons de l’autoroute est-ouest. Ces méga-projets, pourtant fortement consommateurs de main-d’œuvre, n’ont pas puisé dans le réservoir de demandeurs d’emploi algériens. Au contraire, les promoteurs ont décidé de recourir à de la main-d’œuvre chinoise immigrée. Regroupée dans des logements près des chantiers de construction, cette main-d’œuvre est corvéable à merci, faiblement rémunérée et surtout.. très efficace. Il n’est en effet pas rare qu’un projet soit livré bien avant la date prévue de son achèvement. Les 30 000 immigrés chinois représentent aujourd’hui la première communauté étrangère d’Algérie.

Malgré l’indéniable productivité de ces travailleurs étrangers, on peut s’interroger sur l’efficacité de la politique actuelle de l’emploi menée par le gouvernement algérien, qui maintient à l’écart toute une partie de la population, au chômage malgré des études à l’université, et souvent surqualifiée compte tenu des emplois disponibles. Malgré la volonté affichée par le gouvernement de favoriser l’emploi local grâce à une fiscalité favorable, et d’encourager le transfert de connaissances et la formation professionnelle, les entreprises chinoises n’ont pas vraiment joué le jeu. 

Une étude publiée par la Banque africaine de développement et intitulée Investissements chinois et création d’emploi en Algérie et en Egypte analyse l’impact des investissements chinois sur l’emploi local et montre que ce dernier est faible.  En effet, les énormes contrats remportés par les entreprises chinoises publics ont  rarement créé des emplois locaux, les investisseurs chinois préférant faire appel à de la main-d’œuvre chinoise immigrée. Les travailleurs algériens recrutés sont eux peu qualifiés, et les perspectives de promotion sont quasiment inexistantes. La presse algérienne se fait souvent l’écho de faits divers liés au non-versement des salaires par les entreprises chinoises aux ouvriers algériens, ce qui contribue à alimenter le ressentiment d’une partie de la population.  Quant aux Algériens les plus diplômés, ils se heurtent souvent au plafond de verre les empêchant de rejoindre les équipes de direction, uniquement composées de cadres chinois.

Face à cette situation déséquilibrée, le gouvernement algérien a modifié la législation du travail, afin de favoriser l’embauche de travailleurs algériens au sein des entreprises chinoises, en contraignant ces dernières à s’associer à des partenaires locaux. Ces mesures ont une efficacité limitée, car elles n’impactent pas le niveau de qualification auquel les demandeurs d’emploi sont recrutés. 

Les réticences chinoises à embaucher localement sont donc réelles, mais les investisseurs chinois ne peuvent être tenus responsables de la situation de l’emploi en Algérie : ce chômage est structurel, et touche davantage les travailleurs les plus qualifiés, 50 000 diplomés de l’université se retrouvant chaque année sans emploi. Les investissements chinois pourraient dorénavant être redirigés vers le secteur tertiaire, afin de favoriser l’embauche massive d’ une main-d’œuvre qualifiée locale, et d’encourager le transfert de connaissances entre investisseurs étrangers et équipes algériennes. Reste à savoir si ce type de projets sera aussi attractif que les méga-projets payés comptant en dollars par le gouvernement algérien.

Leïla Morghad

Taxi ? Taxi ! Retour sur une success story au Caire

Au Caire, impossible de les éviter. Khaled Khamissi en a même fait un livre intitulé « Taxi » paru en 2009, où il relate les conversations qu’il a eues avec les chauffeurs de taxi lors de ses déplacements quotidiens. Seulement voilà, à cause (entre autres) des quelques 50 000 taxis qui circulent dans le Grand Caire, l’atmosphère  était devenue irrespirable. L’Etat a alors lancé un ambitieux programme de remplacement de taxis, appuyé par les bailleurs de fonds. Retour sur les différentes phases du projet et premières conclusions.

En 2008, est lancé le Plan national de remplacement de Taxis en Egypte. La ville qui sera désignée pour le projet pilote est l’agglomération du Caire, où les véhicules de transport urbain sont responsables de près de 90% des émissions au monoxyde de carbone. Plusieurs bailleurs de fonds soutiennent alors le projet : la Banque africaine de développement (BAD), la Banque mondiale, l’agence de développement japonaise JAICA , l’Union européenne, ainsi que des fonds du Golfe. Il était urgent d’agir : la pollution au Caire devenait maximale, le nombre de véhicules étant en constante augmentation et plus prosaïquement, la productivité des travailleurs était impactée négativement , avec des temps de transport atteignant souvent deux heures par jour.

La première phase du projet  a consisté à remplacer les taxis du Caire datant de plus de 20 ans par des véhicules neufs. Le parc de taxis est en effet ancien en Egypte, avec une ancienneté moyenne de 32 ans, et plus de 60% des véhicules qui ont plus de 22 ans. Les chauffeurs de taxi, sur la base du volontariat, ont pu acquérir un nouveau véhicule avec une réduction de 25% sur le prix habituel et bénéficier d’une subvention publique et d’exonération de taxes. Un microcrédit de 7000 € à un taux raisonnable (7%) était proposé pour convaincre les plus réticents. L’objectif affiché était de remplacer près de 45 000 taxis  sur une période de 28 ans.  L’opération a été un succès : en 2009, près de 16 000 nouveaux véhicules avaient été livrés, et les données parlent d’elles-mêmes : réduction de 57 000 tonnes de CO2 et 30% d’économies d’essence. Lors de la deuxième phase du projet, 30 000 véhicules vont être remplacés, pour répondre à une forte demande, stimulée par des conditions d’accès au crédit très incitatives.

Au-delà des impacts directs et visibles de tous comme la réduction de la pollution et l’amélioration du trafic,  le projet comporte également des impacts indirects significatifs sur le long terme. La population ciblée est non seulement les chauffeurs de taxi eux-mêmes, mais aussi et surtout leurs familles, et les propriétaires des taxis possédant des véhicules de plus de 20 ans d’âge, dont au moins la moitié sont des femmes.  Les estimations de la BAD faisaient état d’une hausse du revenu moyen de 40% à l’issue du projet  grâce aux économies d’essence réalisées , à l’usage de gaz naturel au lieu d’essence, et à la baisse des frais d’entretien du véhicule. Le projet visait également à créer des emplois grâce au recyclage des anciens véhicules par des filières locales, mais également grâce à la construction des nouveaux véhicules : embauche d’ouvriers sur les sites de montage automobile, chez les fournisseurs de pièces détachées et chez les garagistes .

Au niveau des financements, le coût total du projet se chiffre à 270 millions de dollars. La BAD a contribué à hauteur de 90 millions de dollars via un prêt, le reste étant financé par le gouvernement Egyptien. Les prêts aux propriétaires de taxi sont octroyés par la Banque Sociale Nasser, une banque publique égyptienne. La subvention versée par l’Etat (660 €) à chaque propriétaire participant au programme doit être impérativement utilisée comme acompte du prêt, et afin de dissuader emprunteurs de ne pas honorer leur dette, la banque reste propriétaire du véhicule jusqu’au remboursement complet du prêt.

S’il est encore tôt pour dresser un bilan définitif du projet, force est de constater que ce méga projet  a tenu ses promesses en termes de véhicules remplacés  et de réduction de la pollution urbaine. Il suffit de se promener dans les rues du Caire pour constater que la plupart des anciens taxis, noir et blanc, omniprésents il y 5 ans, sont désormais en minorité. Les passagers des taxis ont également gagné en tranquillité : les nouveaux taxis blancs sont tous équipés d’un compteur , qui s’il n’est pas trafiqué et que le chauffeur accepte de l’enclencher, évite de négocier le prix de la course à l’infini.

Evidemment, la pollution du Caire n’a pas disparu, alimentée par les millions de véhicules qui parcourent la ville quotidiennement. Mais un projet d’une telle ampleur montre qu’il est possible d’agir à grande échelle et durablement : le projet sera d’ailleurs dupliqué à Alexandrie, deuxième ville du pays, et d’autres pays arabes (Maroc, Yemen) ont fait part de leur intérêt vis-à-vis d’une initiative de ce genre. D’autres projets de ce type sont actuellement en cours en Egypte, comme le remplacement de la flotte des bus publics. Le président élu cette semaine, qui avait fait des embouteillages au Caire un de ces axes de campagne, devra honorer ses promesses.

 Leïla Morghad

L’Afrique a-t-elle vraiment besoin des fonds souverains étrangers ?

Apparus dans les années 1950 dans les pays du Golfe, les fonds souverains sont des véhicules d’investissement gérés par une entité publique pour investir les réserves de liquidités dont disposent les Etats. Les fonds souverains se sont progressivement vus attribuer une fonction stratégique permettant aux Etats d’exercer leur influence et de sécuriser leur approvisionnement en ressources naturelles grâce à des investissements ciblés, et se tournent depuis les années 1990 vers l’Afrique, qui représente un placement de plus en plus rentable. Un signe qui ne trompe pas : le fonds souverain chinois China Investment Corp. (CIC) a désormais les yeux rivés sur le continent africain, tournant le dos à l’Europe, empêtrée dans ses problèmes économiques. Le directeur de CIC a d’ailleurs indiqué début mai que la Chine ne souhaitait plus acheter des bons du trésor européens, et qu’elle s’intéressait sérieusement aux perspectives d’investissement en Afrique. Le fonds souverain chinois dispose ainsi d’une enveloppe de 50 milliards de dollars à injecter dans des prises de participation dans des entreprises africaines.

CIC n’est pas le seul fonds souverain à s’intéresser aux retours sur investissement prometteurs offerts par les entreprises africaines. Selon une étude publiée par la Banque africaine de développement en décembre 2011 intitulée Africa’s Quest for Development : Can Sovereign Wealth Funds help ?, les fonds souverains pourraient investir jusqu’à 30 milliards de dollars, ce qui représente près de 30% du coût des besoins en infrastructures en Afrique. Pour l’instant, le poids de l’Afrique dans les investissements des fonds souverains reste très faible (moins de 5%). Cette exposition limitée au marché africain s’explique entre autres par les difficultés rencontrées par les fonds pour trouver des cibles correspondant à leurs critères d’investissement. Les informations concernant les entreprises sont rarement publiques, et la taille des tickets est souvent largement inférieure aux montants que les fonds souverains étrangers souhaitent investir. Le fonds souverain chinois peine ainsi à trouver des prises de participations minoritaires à hauteur de 100 millions de dollars en dehors de l’industrie minière. Les données fournies par l’étude de la BAD montrent qu’il existe des disparités au niveau géographique et sectoriel à l’échelle même du continent : les investissements en Afrique sub-saharienne se concentrent essentiellement sur les secteurs des ressources naturelles et de l’industrie, et sont plus importants en volume qu’en Afrique du Nord, qui attire plutôt des prises de participation dans les institutions financières.

Moins procycliques que les fonds souverains africains, les fonds souverains étrangers constituent un réservoir non négligeable d’investissements directs, qui à terme pourraient avoir un impact positif sur la formation du capital humain et donc sur la croissance. Ces fonds misent davantage sur la diversification de leur portefeuille que ne le fond les banques centrales, et peuvent jouer un rôle significatif dans le gap de liquidité du continent. Plus important encore, les fonds souverains ont un horizon d’investissement plus long et un appétit pour le risque plus fort que les investisseurs traditionnels, et pourraient jouer à terme un rôle clé dans le financement des besoins immenses en infrastructures.

Il convient toutefois de ne pas s’enthousiasmer trop rapidement devant la formidable opportunité représentée par les fonds souverains étrangers, dont les investissements s’accompagnent parfois d’externalités négatives plus ou moins gênantes. Ainsi, le volume des futurs investissements pourrait être à l’origine de mouvements spéculatifs avec des impacts significatifs sur la volatilité des marchés financiers africains. Ces investissements sont aussi accompagnés, dans le cas du secteur minier, d’une volonté de captation des ressources au détriment de l’intérêt public. Enfin, la présence des fonds souverains peut décourager la venue d’investisseurs étrangers traditionnels, les Etats africains ne disposant pas d’une législation suffisamment rassurante permettant de réguler et de sécuriser les investissements existants.

A l’heure des incertitudes concernant les flux de capitaux en provenance de l’UE et des Etats-Unis, l’Afrique a tout intérêt à attirer les fonds souverains étrangers des Etats asiatiques et des pays du Golfe. Tout l’enjeu sera de trouver un juste équilibre entre un cadre d’investissement suffisamment attractif pour les fonds souverains et une législation permettant de protéger les intérêts nationaux contre la spéculation et la captation des ressources naturelles, en limitant le pourcentage d’acquisition des entreprises stratégiques et en instaurant une autorité de contrôle qui veillera au respect de la régulation locale.

Leïla Morghad

Source image : http://cartographie.sciences-po.fr/en/finances-fonds-souverains-2008

Quand le marché des médicaments génériques s’éveillera…

L’émergence de politiques de santé publique ambitieuses en Afrique sub-saharienne fait de la production des médicaments génériques un enjeu majeur. Le marché africain du générique offre ainsi de belles opportunités d’investissement au secteur privé africain.

A l’heure où les pays occidentaux tentent de freiner leurs dépenses de santé, au risque d’entériner définitivement des systèmes de santé à deux vitesses, certains pays africains adoptent une démarche radicalement opposée. Ainsi en février dernier, le gouvernement du Bénin a annoncé la création d’un Régime d’Assurance Maladie Universelle (RAMU), afin de permettre à l’ensemble de la  population d’accéder aux soins selon les besoins médicaux et les revenus de chacun. En mars, s’est tenue au Niger une conférence pour le renforcement de la gratuité de soins de santé, gratuité qui avait été instaurée au Niger en 2005.

Les Etats d’Afrique subsaharienne prêtent un intérêt croissant à la gestion du risque maladie auquel font face les populations locales, lourd de conséquence en termes financiers pour les familles qui doivent souvent supporter la majeure partie des dépenses de santé publique. Le risque sanitaire fait de l’accès aux médicaments à bas coût un enjeu essentiel.  L’Afrique subsaharienne importe actuellement environ 90% de ses médicaments, le secteur des génériques représente donc un marché à fort potentiel sur le continent.

Outre l’innovation pharmaceutique, qui demeure essentielle, la priorité pour le continent consiste à renforcer ses capacités locales de production de médicaments .  Une politique de développement volontariste dans le  secteur  pharmaceutique local est déterminante pour attirer des investisseurs privés locaux pour qu’ils contribuent à développer une industrie pharmaceutique africaine.  Les pays les plus actifs en termes de production de médicaments génériques sont principalement le Kenya, le Nigéria, la Tanzanie et l’Afrique du Sud.

On peut citer à titre d’exemple le groupe sud-africain Aspen Pharma, qui fait partie du top 20 mondial des fabricants de génériques. Six de ses sites de production sont situés sur le continent (Afrique du Sud, Kenya, Tanzanie). Le chiffre d’affaires du groupe était en hausse de 31% sur les six derniers mois de l’année 2011, grâce à un marché domestique (Afrique du Sud) en forte croissance, et un bonne performance dans la sous-région, avec un profit opérationnel en hausse de 23%. Le groupe a su développer des partenariats stratégiques judicieux, notamment en Afrique de l’Ouest et au Nigéria avec le leader britannique Glaxosmithkline. Les perspectives de croissance sont en outre très favorables pour le Groupe, qui a l’intention d’accroître sa prise de participation dans le groupe pharmaceutique tanzanien Shelys, qui fabrique notamment des traitements génériques contre le paludisme.

Le secteur des génériques en Afrique subsaharienne attire également les investisseurs d’autres pays émergents, comme l’Inde. Selon le site Bloomberg, le laboratoire pharmaceutique indien Cipla a  l’intention d’investir 80 millions de dollars pour accroître ses capacités de productions en Ouganda, en partenariat avec Quality Chemicals Industries, un laboratoire du pays. Cet investissement vise à développer la production de traitements génériques contre le VIH et les médicaments génériques anti-malaria. L’usine de Quality Chimicals à Kampala a déjà des capacités de production existantes de 6 millions de comprimés anti-paludisme ou anti-VIH par jour.

La demande en médicaments générique de l’Afrique subsaharienne reste donc aujourd’hui fortement supérieure à l’offre locale, ce qui permet à la concurrence indienne et chinoise de s’attribuer de larges parts de marché dans l’industrie pharmaceutique africaine. Les opportunités d’investissements pour les laboratoires africains sont pourtant bien réelles, et l’émergence de grands laboratoires africains spécialisés sur les génériques tels qu’Aspen permettrait de réduire les importations de médicaments et d’assurer une stabilité dans la production de médicaments génériques locaux. Les bailleurs de fonds devront quant à eux respecter les dynamiques d’un secteur pharmaceutique africain encore fragile, notamment en mesurant bien ex ante l’impact potentiel de dons aux Etats de médicaments achetés à l’extérieur, ce qui peut menacer l’équilibre du marché.

Le marché africain des génériques est malgré tout promis à un bel avenir, grâce aux efforts grandissants des pouvoirs publics pour assurer au plus grand nombre un accès aux soins tout en optimisant les dépenses publiques liées à la santé.

Leïla M.

Le défi africain des leaders mondiaux de la grande distribution

Les grands groupes de distribution internationaux peinent à pérenniser leur présence sur le continent,  confrontés à un cadre institutionnel fluctuant et aux habitudes de consommation des consommateurs africains qui n’évoluent pas toujours aussi vite que leur pouvoir d’achat.

En juin 2011, le géant américain Walmart faisait l’acquisition de 51% du capital de Massmart, leader de la grande distribution en Afrique du Sud, pour un montant de 2,4 milliards de dollars. La courbe d’apprentissage des méthodes à succès de Walmart risque d’être longue pour la chaîne sud-africaine, dont les résultats financiers des dernières années étaient plutôt décevants, avec des marges commerciales en repli malgré une hausse des ventes . Depuis la prise de participation de Walmart, Massmart a pourtant mis en place un plan de développement ambitieux, multiplie les ouvertures de magasins et envisage même de se développer au Nigéria.

La prise de participation de Walmart illustre bien la difficulté qu’ont les leaders mondiaux de la grande distribution pour s’implanter durablement sur le marché africain : il s’agit de comprendre la spécificité de la demande locale et de s’adapter à un contexte institutionnel plutôt changeant dans la plupart des Etats du continent. Les grands groupes de distribution internationaux peinent à pérenniser leur présence en Afrique, confrontés à un cadre institutionnel peu incitatif (lenteurs des procédures administratives liées à l’installation, financement local peu développé et accès au foncier limité) et à la difficulté de trouver  des partenaires locaux fiables.

Depuis les années 2000, l’Afrique est pourtant très convoitée par les principaux acteurs de la grande distribution, qui souhaitent explorer les marchés émergents à la recherche de relais de croissance face à l’atonie des marchés européens et américains. Les indicateurs économiques africains sont d’ailleurs au beau fixe, et le boom de la consommation des classes moyennes que l’on avait prédit est bien au rendez-vous : la progression de la demande en biens de consommation courante est alimentée par une forte hausse du taux d’urbanisation du continent et une montée en puissance d’une classe moyenne désireuse d’accéder à la société de consommation. Selon les estimations de The Economist Intelligent Unit (EIU) dans son étude Africa : open for business, les 18 plus grandes villes du continent pourraient avoir un pouvoir d’achat cumulé de 1,3 trillions de dollars d’ici à 2030, et 63% de la population africaine sera urbaine d’ici à 2050.

La spécificité du marché africain de la grande distribution réside dans la multiplicité des segments de consommateurs, et la nécessité de pratiquer des actions de marketing différenciées selon la cible des clients visés. Le segment de la classe moyenne africaine à fort pouvoir d’achat (upper middle classes) dont le niveau de vie équivaut à celui des classes moyennes des pays émergents comme la Chine ou l’Inde est en effet à distinguer de la catégorie des classes moyennes à revenu plus modeste (low-middle classes) qui privilégieront les biens de consommation courants aux achats de services.

Certains leaders mondiaux de la grande distribution visent ainsi la frange la plus aisée des classes moyennes du continent sur des marchés plutôt matures, comme c’est le cas de Carrefour au Maghreb. Neuf ans après une brève installation au Maroc, le groupe Carrefour revient s’implanter sur le territoire via  une franchise avec le distributeur Label Vie, en se positionnant sur l’exploitation de grandes surfaces et une offre de produits plutôt premium.

D’autres acteurs phares de la grande distribution ciblent plutôt plusieurs segments de clientèles, en ouvrant différentes chaînes de magasins au marketing savamment étudié, comme Walmart en Afrique du Sud.  Le distributeur américain cible à la fois les revenus modestes avec sa chaîne Cambridge Food, et les classes moyennes avec les hypermarchés Makro, et envisage même de se développer dans la sous-région. Le groupe nééerlandais SPAR est également bien installé en Afrique du Sud, et approvisionne aussi ses franchises dans les pays voisins , notamment  la Zambie et le Bostwana .

Toutefois, la rentabilité des surfaces opérées par les acteurs de la grande distribution n’est pas toujours à la hauteur des prévisions, et les fermetures d’hypermarchés ne sont pas rares. Le groupe Carrefour a ainsi essuyé un échec en Algérie et a dû fermer ses magasins six ans après son installation, faute d’avoir pu s’imposer face aux petites surfaces locales et d’avoir maîtrisé son approvisionnement.

Le dynamisme du secteur de la grande distribution au Maroc et en Afrique du Sud ne doit donc pas faire oublier le fait que les leaders mondiaux de la grande distribution opèrent en Afrique dans un contexte incertain, où les habitudes de consommation n’évoluent pas aussi vite que le pouvoir d’achat des consommateurs et où le cadre institutionnel demeure très fluctuant.  La remise en cause de la prise de participation de Walmart dans Massmart la semaine dernière par la justice sud africaine en est un exemple.

Leïla M.

Doit-on redouter la privatisation de l’éducation en Afrique ?

Les systèmes éducatifs africains sont souvent victimes d’un sous-financement chronique, tandis que l’enseignement privé, en plein essor, attire de plus en plus les investisseurs privés.

« Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance », disait Derek Bok, qui fut un temps président de l’université d’Harvard. L’éducation a pourtant un coût non neutre dans les dépenses publiques, et ce en particulier pour les pays en développement. Dans la majorité des pays africains, la hausse de la demande en matière d’éducation dépasse  le niveau de services que les  Etats peuvent fournir à leurs citoyens. L’investissement privé apparaît alors comme une source de financement indispensable pour un secteur dont l’impact en termes de développement économique n’est plus à démontrer.

Les systèmes éducatifs africains sont souvent victimes d’un sous-financement chronique, et le niveau des ressources publiques allouées à l’éducation primaire et secondaire est caractérisé par une forte inégalité à l’intérieur même des Etats. Les investissements publics au niveau de l’éducation primaire, qui permettent de scolariser de nouveaux élèves, ne sont pas suivis d’un soutien à l’éducation secondaire, ce qui aboutit à un goulot d’étranglement au niveau du système d’enseignement secondaire. Ce dernier est alors incapable de faire face à l’augmentation du nombre d’élèves. Les aides de l’Etat destinées aux élèves (bourses d’études, prêts) sont quant à elles insuffisantes. Avec la montée en puissance des classes moyennes africaines, l’enseignement privé est en plein essor, bénéficiant ainsi de la hausse du de la part du budget des ménages allouée à l’éducation des enfants. Ainsi, au Kenya, ou au Nigeria, le taux d’élèves scolarisés dans les écoles privées peut atteindre jusqu’à 40%. Les établissements privés sont par conséquent à la recherche de financements privés pour assurer un niveau de services en adéquation avec les frais de scolarité demandés aux parents.

Le recours au financement privé dans le domaine de l’éducation a été acté dès la Conférence des Ministères de l’Education de Durban, à la fin des années 1990, comme le rappelle une étude de l’Unesco sur l’éducation privée en Afrique sub-saharienne. La hausse des frais de scolarités des écoles privées et leur attractivité croissante auprès des familles a fortement accru la rentabilité des investissements dans l’éducation privée. En pratique, les institutions éducatives privées se financent auprès des établissements bancaires, ou bénéficient de l’injection de capitaux propres par des investisseurs privés, souvent des fonds de private equity. Ainsi, en août 2011, le fonds Fanisi Capital a racheté l’école privée Hillcrest au Kenya, via un investissement s’élevant à plusieurs millions de dollars. Le marché du private equity africain semble considérer l’éducation privée comme un secteur porteur, et les opportunités d’investissement sont susceptibles de se multiplier dans les années à venir :  avec d’importants besoins en infrastructures éducatives et en systèmes d’information adaptés, les écoles privées ont un besoin croissant de liquidité. L’éducation est également un secteur peu impacté par la conjoncture économique, ce qui contribue à améliorer le rapport risque/rentabilité.

Les bailleurs internationaux ont bien anticipé les besoins du secteur de l’éducation privée, en proposant des investissements directs ou via les banques locales. On peut ainsi citer le programme de la SFI (IFC en anglais) intitulé « Africa Schools Program », qui vise à la fois à conseiller les écoles privées sur la qualité de leur offre éducative, et à leur faciliter l’obtention de prêts auprès des banques locales.

La privatisation croissante du système éducatif africain pourrait donc entraîner une réelle amélioration de la qualité des services éducatifs. Loin d’un système à deux vitesses  aboutissant à la dégradation de l’enseignement public et un afflux massif vers l’éducation privée, il s’agirait de créer une véritable complémentarité entre les deux secteurs. L’éducation privée, stimulée par une obligation de réussite résultant de la concurrence croissante entre les établissements privés, serait ainsi incitée à optimiser l’adéquation entre l’offre éducative et les besoins du marché du travail. L’Etat disposerait alors de plus de ressources à allouer à l’éducation publique. Toutefois, le processus de privatisation de l’éducation en Afrique devra  inévitablement s’accompagner d’une régulation publique efficace, veillant entre autres au respect des programmes scolaires, à la qualification des enseignants et aux dérives liées à des écoles entièrement tournées vers le profit.

Leila M.  

L’Afrique a-t-elle peur de la page blanche?

Lecteurs peu nombreux, prix élevés des livres, politiques publiques de promotion du livre quasi inexistantes : de nombreux freins au développement de l’industrie du livre africain subsistent. Ce déclin n’est pourtant pas inévitable et représente un réel potentiel économique pour le continent.

En Afrique du Sud, la célèbre librairie Boekehuis va fermer ses portes à la fin du mois (source AFP). La « maison des livres » est pourtant l’une des librairies les plus fréquentées de Johannesbourg, mais n’a jamais été rentable selon son propriétaire. Le cas de cette librairie est assez emblématique de la situation de l’industrie du livre en Afrique, qui peine à conquérir des lecteurs.

Les freins économiques au développement de l’industrie du livre sur le continent sont nombreux, le premier étant évidemment le faible pouvoir d’achat du lecteur moyen, qui une fois les dépenses essentielles effectuées, ne dispose que d’un budget limité pour acheter des livres. Du fait de la faiblesse des tirages lancés par les maisons d’édition africaines, le prix à l’unité d’un livre reste très élevé, et ce même pour les classes moyennes. En Afrique du Sud, un livre de poche coûte environ 10 euros, alors que les salaires les plus modestes atteignent à peine 300 euros. Seuls quelques best-sellers permettent à une maison d’édition de faire un retour sur investissement convenable, ce qui ne permet pas à cette dernière de s’orienter vers une baisse des prix. Au-delà du manque d’investissements des grands groupes internationaux dans l’édition africaine, l’industrie est confrontée au taux d’analphabétisme élevé de certains Etats africains, et surtout à la pénurie de librairies et de bibliothèques. On peut d’ailleurs s’interroger sur les causes du fossé entre le nombre d’écoles et et le nombre de bibliothèques, relativement faible, sur le continent. Dans les années 1960, les bibliothèques ont principalement été créées par les représentations diplomatiques étrangères dans le cadre de leur politique culturelle, via les centres et les instituts culturels. Ces bibliothèques sont toujours ouvertes aujourd’hui et rencontrent un certain succès auprès des lecteurs francophones ou anglophones, les pays africains n’ayant que peu investi dans des infrastructures culturelles alternatives.

L’Afrique du Sud est pourtant, avec le Nigéria, le pays où l’industrie du livre est la plus dynamique, avec des maisons d’édition qui publient les auteurs nationaux. Les deux pays ont bien résisté à la crise internationale avec le maintien des ventes de livres à un niveau relativement stable, et l’industrie a bénéficié du développment du commerce sur Internet et du livre électronique. Toutefois les livres vendus sont majoritairement des livres de langue anglaise, directement importés du Royaume-Uni ou des Etats-Unis. 

En Afrique francophone, le constat est moins encourageant, avec une production nationale très limitée, et un faible intérêt de l’Etat pour valoriser le secteur de l’édition, les taxes sur les livres étant souvent élevées. Le principal débouché des maisons d’édition locales, le livre scolaire est même de plus en plus trusté par les éditeurs européens, capables d’offrir des tirages élevés dans des délais serrés et disposant des ressources financières nécessaires pour pré-financer les commandes des Etats africains. La plupart des auteurs africains francophones cherchent d’ailleurs à se faire publier en France, afin de toucher un lectorat plus vaste et friand de littérature africaine, comme en témoigne le succès d'Alain Mabanckou ou de Yasmina Khadra.

Certains diront que le développement d’une industrie du livre dynamique, capable d’éditer des auteurs africains, est loin d’être une priorité face aux autres défis que doit relever le continent. L’essor d’un lectorat africain permettrait pourtant de stimuler l’impression de livres localement, en structurant une filière de production à même de recruter un personnel technique qualifié et de favoriser la production intellectuelle à l’échelle du continent. Le développement de nouvelles technologies, tel que le livre électronique, pourrait constituer une alternative au coût à l’unité élevé des livres et encourager leur diffusion au-delà des capitales, dans des territoires peu équipés en points de vente et en librairies. Face à la disparition progressive de la culture de la lecture en Afrique, la responsabilité incombe aux gouvernments d’avoir une politique du livre volontariste en développant les réseaux de bibliothèques et en soutenant les maisons d’édition africaines, la priorité étant à l’évidence la redéfinition des politiques d’alphabétisation et des efforts plus soutenus en matière d’accès à l’éducation primaire.

Le déclin de l’industrie africaine du livre n’est donc pas inévitable, et il suffit de constater le succès de la presse sur le continent pour se persuader du formidable potentiel représenté par le secteur. Les maisons d’édition africaines doivent donc faire des efforts pour adapter leurs publications à la demande des lecteurs, tout en étant soutenues par des politiques éducatives pertinentes au niveau national. Le cliché de la tradition de l’oralité africaine n’a déjà que trop perduré.

Leïla Morghad