Tango Negro : les origines africaines du Tango

10685336_743860012347737_964423496988455681_nSans le Tango, qui aurait su que l’Argentine fut autrefois peuplée de Noirs, et que leur histoire est liée à celle du pays de la pampa ? C’est à la question des origines de cette danse, et, au-delà, des origines africaines d’une partie du peuple argentin, que Dom Pedro, né en Angola, a réalisé Tango Negro. Le film a été projeté lors du FIFDA, en septembre dernier, au Comptoir Général de Paris. Retour sur une aventure musicale et historique saisissante, avec le réalisateur.

Sur le fil du temps : de Ntangu à Tango

Sur une place de Buenos Aires, un couple danse. Une pointe de désespoir se lit, souvent, dans le regard des partenaires, au moment de se détacher l’un de l’autre. Puis ils se raccrochent l’un à l’autre, comme en dérive, et la femme fait une moue de résignation.  

Ensuite, apparaît la photo d’une famille de Noirs dont les ancêtres furent emmenés de force en Argentine. « Le Tango, c’est trois temps de tristesse », entend-on : celle de l’immigré, celle du gaucho, et celle, moins connue, de l’esclave arraché à sa terre natale. Cette « danse de salon », affiliée à une strate élevée de la société argentine d'origine européenne, puise ses racines en Afrique, jusqu’à son nom même : Tango vient de Ntangu, ou le temps qui passe, affirme un musicologue.

Et du temps a passé, depuis l’arrivée des Noirs issus de la traite négrière du 18ème siècle sur le territoire Argentin, depuis qu’ils ont servi de chair à canon lors de la guerre d’indépendance du pays, lors du même siècle.

Aujourd’hui, un Noir en Argentine suscite l’interrogation, et est souvent confondu avec un Uruguayen. Il faut effectuer une remontée dans le temps pour s’apercevoir que les deux pays ont eu le même passé esclavagiste.

Pour le réalisateur, le voyage dans le temps permet de résoudre un mal plus profond, celui de l’identité africaine, dont les éclats se lisent un peu partout dans le monde : « le but est non seulement de contribuer à la connaissance du monde, mais aussi à nous réapproprier nos valeurs culturelles africaines présentes sur tous les continents ».

La musique, thérapie d’un peuple

Ce qui est troublant, derrière la caméra de Dom Pedro, c’est la similitude des mouvements effectués par les danseurs avec certaines danses africaines, comme le Soumou du Mali. Troublante aussi, la mélancolie de la mélodie et de la voix qui chante. C’est comme si le chanteur, quelque part en lui, portait un héritage qui survit au silence par le biais de sa voix. Un sentiment que partage l’auteur : « Ce film est d'abord une thérapie personnelle; tout au long de ma vie. Je crois que les conditions de déportation, de souffrances et de dépaysement sont à la base de la mélancolie et de la nostalgie. Personnellement, je sens encore vibrer dans mes veines les souffrances endurées par tous ceux des nôtres victimes des traitements inhumains au cours des siècles passés. Et si les spectateurs concernés peuvent se sentir réconfortés et revigorés en regardant ce film, la thérapie devient alors collective. C'est en fait une recherche de "réparation" autant morale que physique; car il nous la faut pour conjurer le mauvais sort en relation avec un certain passé depuis révolu. Voilà pourquoi je souhaite que ce film soit vu par un grand nombre des gens, aussi bien Africains que du reste du monde. On est voués à la même enseigne ! ».

Guérir le passé par la musique, donc. Pour permettre aux générations futures de mieux appréhender le monde.

Le défi des générations futures

Des générations qui devront « reprendre ce que nous aurons laissé en suspens ».

Celles-ci auront à marcher sur le fil d’une histoire à double tranchant : d’un coté, le piège de l’afrocentrisme, de l’autre celui de l’amnésie culturelle. Une menace contre laquelle l’auteur met en garde les jeunes afro-descendants d’aujourd’hui, et les jeunes en général : « alors que les uns croiront toujours à des images « façonnées » à l’avantage de certains, d’autres resteront accrochés à ce qu’ils considèrent comme une vérité intrinsèquement biblique ! ».

Il y a donc à s’écouter les uns les autres, afin d’éviter que prospère ce climat de « méfiance » inter-culturelle que l’on peut déceler aujourd’hui.

Le voyage…des mots

Mais Tango Negro se situe bien au-delà de l’histoire d’une danse. Si la musique est l’élément dominant, c’est la quête d’une terre ancestrale originelle, d’un berceau tantôt prêté à l’humanité, tantôt relégué au dernier plan, comme on peut l’entendre dans la chanson de cette femme Argentine dont les mots comportent de curieuses consonances Yoruba.  « C’est indéniable, l’Afrique a été précurseur de bien des courants dont le reste l’humanité s’est enorgueillie sans vergogne. Et le Tango est peut-être l’un de ces courants.  Beaucoup de mots ou d’expressions dans le parlé et dans la célébration des rituels religieux dans l’ensemble des pays d’Amérique latine sont d’obédience « kongo ». Et, lors de mon passage en Argentine et en Uruguay, j’ai observé que les populations usent de ces mots sans en connaitre réellement la signification ! ».

La langue, c’est bien connu, est le véhicule de l’histoire. C’est pourquoi le réalisateur exhorte les chercheurs en sciences humaines d’Afrique et d’Amérique Latine à construire entre les deux continents des ponts, des groupes de travail pour retracer les origines de ces mots. Des mots comme Nkumba, nom d’une danse du bassin du Congo, dont le nom a peu à peu dérivé en Rumba.

C’est que la guerre d’indépendance a effacé, en occasionnant la mort de centaines de milliers de militaires originaires d’Afrique, toute trace d’une contribution de ceux-ci à l’héritage culturel argentin. Si certains pourraient attribuer au film un coté « orienté », ils n’en seraient pas moins enchantés par la poésie et la charge émotionnelle dont il est imprégné, de la mélancolie du début à la note d’espoir qui le clôture.

Touhfat Mouhtare

African weavers are mathematicians

Picture 1 : Kente Fabric from Ghana

Picture 1 : Kente Fabric from Ghana

What do the kente (traditional fabric from Ghana) and algorithms have in common?
As odd as it may seem, mathematics have had a major importance in African societies. Weaving techniques were not invented out of the blue by some weaver who was chewing kola nuts out of boredom. They were actually the result of an analytic process to bring out mathematical values into the fabric. Mathematics, indeed. You will never look at sarongs in the same way again.

What is an iteration?
Here we have a weaver from Ghana. His job is to make a special fabric for a self-centered high dignitary. He is going to achieve his goal in a rather surprising way. According to mathematician Ron Eglash, the theory of fractals developed in Europe by Mandelbrot, consists in repeating a pattern on different scales and on the same surface in a specific order. It can be as simple as a square shape inside another square or as complex as shown in the picture below.

Picture 2 : Mandelbrot Set Picture 2 : Mandelbrot Set

Infinite scales
Scales are used to represent a pattern in different sizes and create an ensemble of patterns. In some African countries, scales are used by a lot of people in an almost spiritual way. Here is another weaver living in Senegal. He is in charge of the wedding ceremony of a Fulani couple. His strong belief in love will inspire him to create a pattern based on ideas of continuity and eternity. On the ceremonial fabric, he will make series of four diamond shaped embroideries of different sizes. Each one of them will be proportionally bigger than the previous one. He will repeat the same pattern on the other side of the fabric. This is what he calls the cycle of fertility and eternal happiness and what we call the symmetrical scales.

Picture 3 : Felani fabricPicture 3 : Felani fabric

It would be impossible to study all the geometrical patterns used in Africa in the fields of architecture, games, sculpture or even music. Ron Eglash and other researchers have contributed to this massive undertaking. However, it is a pity that some of them still call it « indigenous mathematics ». Mathematics, as we know it, is not the only way to perceive the world. Other societies have developed their own rational thinking. The only way to understand it to be aware of our own approach. In other words, if only Samba Diallo had known that the construction of his village was based on the fractal theory and the millet borders were built following the affine map model, he might have felt a little less like a stranger in Paris.

Touhfat Mouhtare
(Translated by : Bushra Kadir)

Sources :
Ron Eglash, African Fractals, Rutgers University Press, 1999.
For more information about fractals : http://en.wikipedia.org/wiki/Fractal
Pictures :
Kente Image : www.diamonds-wood.blogspot.com
Mandelbrot Image: wikipedia
Fulani Image : Ron Eglash, African Fractals

Les tisserands africains sont mathématiciens

Image2 - Tissu Kente du Ghana

Image 1 : Tissu Kente du Ghana

Quel est le rapport entre un kente, tissu traditionnel du Ghana, et un algorithme ? La question pourrait sembler saugrenue, et pour le lecteur averti, un brin afrocentriste. Mais l'idée ici est moins de faire l'éloge d'une Afrique Mère que de chercher, tout simplement, comment les maths se sont exprimées à travers toute société humaine. Les techniques de tissage, d'impression sur coton, de broderie ne furent pas inventées au hasard par un tisserand qui mâchait avec ennui une noix de kola, mais bien par un travail méthodique pensé pour exprimer des valeurs mathématiques. Oui, mathématiques. Vous ne regarderez plus un pagne comme avant.

Vous avez dit "itérations" ?

Mais revenons à notre tisserand. Il se trouve au Ghana, où il doit confectionner un tissu spécial pour un haut dignitaire un peu narcissique. Son objectif : flatter son client. Et la manière dont il va le faire est pour le moins surprenante. Selon le mathématicien Ron Eglash, le principe des fractales, formes mises au jour en Europe par Mandelbroot, consiste en un motif qui se répète à différentes échelles sur une surface donnée, selon un ordre précis. Cela peut aller de la forme la plus simple (un carré dans un carré dans un carré) à la plus complexe, comme sur le dessin ci-dessous.

Image 1-ensemble de Mandebroot

(Image 2 : Ensemble de Mandelbroot)

Ce principe de succession est l'itération, et sa structure est déterminée, en maths, par une équation plus ou moins nivelée selon la complexité de la forme. Notre tisserand est bien au courant de tout cela, et il va s'en servir pour flatter son client. Ainsi, le Kente sera confectionné comme suit : des carrés larges se succèdent au commencement de l'habit, puis rétrécissent au fur et à mesure (système des échelles) dans un croisement parfaitement organisé (itération), jusqu'au bord de l'habit. Mais il y a plus : pour attirer l'attention sur le visage de son dignitaire, notre tisserand va organiser ses carrés de façon à capter le regard de l'interlocuteur. Cela passe par une étude du chemin naturel que suit le regard quand il se pose sur un objet quelconque. Une étude appelée eyetracking en anglais, que l'on utilise en publicité pour capter l'œil du consommateur, et dans d'autres disciplines de précision.

Les échelons de l'infini

Les échelles sont une méthode utilisée pour représenter une forme dans différentes tailles et créer un tout. Dans certaines sociétés africaines, les échelles sont une discipline largement pratiquée, et le sens qu'elles donnent aux mathématiques a une dimension spirituelle. Notre tisserand se trouve à présent au Sénégal, où il doit célébrer le mariage d'un couple Fulani. Sa croyance en l'amour va le pousser à créer un modèle qui représente la continuité, l'éternité, la postérité. Sur l'étoffe du mariage, il va donc broder des losanges de différentes tailles par groupes de quatre. A chaque groupe succède un groupe plus grand, dont la taille est proportionnelle à celle du précédent. Pour finir, il reproduit la même combinaison sur l'autre moitié. C'est ce qu'il appelle le cycle de la fertilité et du bonheur éternel. C'est ce que nous appelons les échelles symétriques.

Image 3 - tissu Fulani

Image 3 : Tissu Fulani

Décrire la structure de tous les modèles mathématiques utilisés en Afrique, dans les jeux, l'architecture, la sculpture ou même la musique serait un travail titanesque, auquel Ron Eglash et d'autres auteurs ont apporté leur pierre. Il est cependant dommage que certains d'entre eux continuent de parler de "mathématiques indigènes". Ce qu'il faut en retenir, c'est que les maths telles que nous les connaissons ne sont pas la seule manière de penser le monde, et que d'autres sociétés ont développé une pensée rationnelle qui leur est propre. Celle-ci ne peut être saisie qu'à une condition : être conscient de sa grille de lecture. En d'autres mots, si Samba Diallo avait su que son village avait été construit selon un modèle que l'on appelle la fractale, et les clôtures de millet sur le modèle des applications affines, il se serait peut-être senti moins étranger à Paris.

Touhfat Mouhtare

Sources :

Ron Eglash, African Fractals, Rutgers University Press, 1999.

Mieux connaitre les fractales : http://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fractale

Crédits images :

Image Kente : www.diamonds-wood.blogspot.com

Image Mandelbroot : wikipedia

Image Fulani : Ron Eglash, African Fractals

Energie solaire : une équation à plusieurs inconnues

Nouvelle imageLorsqu’on parle du Green Business en Afrique, la première idée qui émerge est celle de l’énergie solaire pour pallier l’accès difficile à l’électricité. A eux seuls, l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne comptent 80% des 1,5 milliard d’habitants lésés par une alimentation électrique défaillante, faute de moyens techniques et financiers.[1] L’énergie solaire n’est pas seulement une alternative : constitué de douze entreprises allemandes, le projet DESERTEC estime qu’en couvrant 1% de la planète de panneaux solaires, on fournirait plus d’énergie que l’on en consomme en une année. Le projet entend recouvrir les déserts du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord de panneaux solaires pour vérifier ses études.[2] Fortement ensoleillée pendant 325 jours par an[3], l’Afrique subsaharienne semble être la zone la plus indiquée, non seulement pour sa propre alimentation en énergie, mais aussi pour l’alimentation en énergie du monde. La solution semble toute trouvée. Alors pourquoi tarde-t-elle tant à être appliquée ?

Docteur en Génie électrique de l'ENS de Cachan, spécialisé depuis quelques années dans les énergies renouvelables, Ahamada Baroini, fondateur de la société Krytech (Krytec Technologies), nous fait part des blocages et des perspectives d’avenir qu’ouvre la piste solaire.

Un secteur verrouillé

Alimenter l’Afrique en énergie solaire, cela fait plus de six ans  qu’Ahamada Baroini y pense. Il a voulu voir plus grand que les lampes solaires ou les panneaux. Après avoir tenté de solidifier des partenariats en Algérie, Côte d’Ivoire, Ghana et au Tchad, il s’est tourné un moment vers le co-développement, via des initiatives soutenues par l’Agence Française pour le Développement. Les secteurs visés étaient l’électroménager, l’éclairage et l’alimentation des sites isolés. Mais le secteur de l’énergie, en Afrique, dépend énormément des sociétés d’envergure déjà en place, dont la principale source de revenus repose sur les énergies fossiles : groupes électrogènes alimentés au pétrole, centrales nucléaires.

« J’ai commencé à travailler sur les premiers frigos solaires en Algérie, avec un associé. Ensemble, nous avons traité avec les grands groupes capables d’investir dans nos projets. Mais alors que les produits étaient encore à l’état de prototypes, le fabriquant d’un des composants que j’utilisais m’appelle pour me dire qu’il a soudainement reçu des commandes de plus de 2000 pièces dont le prix unitaire est d’environ 120 €. Le produit n’était pas encore testé; il y avait donc eu une fuite de l’information. Il faut comprendre une chose : fabriquer des objets innovants volumineux implique de mettre en péril toute une industrie reposant sur les énergies fossiles, lesquelles permettent à des sociétés implantées depuis plusieurs années de perdurer. Menacer cette place, c’est menacer un équilibre économique établi. S’il s’effondre, il faudra plusieurs années à ces sociétés pour se relever.

« Dans le cas du co-développement le même problème se pose », poursuit-il. "Car les idées sont très vite reprises et transmises dans le réseau. Un réseau que je suppose être constitué d'officines de grands groupes français et/ou des services français, qui, eux aussi, préservent, en collaboration avec les pouvoirs locaux, leurs zones d’influence et d’intervention « humanitaire » pour consolider leur position. En cas de refus de coopération, vous trouverez vos projets émerger sous d’autres formes, dans d’autre plateformes associatives ou ONG. De plus, le soutien d’un politique est souvent nécessaire pour faire avancer votre dossier, vous risquez ainsi d’être injustement catalogué à Droite ou à Gauche d’un parti politique, comme ce fut mon cas suite à la présentation de mes activités".

Economie et politique : les liaisons dangereuses

Pour que le business de l’énergie solaire pénètre avec force en Afrique, il faut pouvoir franchir une barrière qui s’est consolidée au fil des années. Celle-ci est constituée d’un marché centralisé par les Etats et de dirigeants de sociétés qui sont très proches du pouvoir. Y entrer sans jouer le jeu politique se révèle très vite une démarche compliquée. « Par ailleurs, », rappelle Ahamada Baroini, « si les différents secteurs concernés par l’énergie solaire comme les batteries en lithium Ion impliquent des produits coûteux mais de longue durée, ils portent un coup à certains corps de métier, notamment celui de la fabrication des groupes électrogènes. Avec l’accroissement des coupures électriques, les groupes électrogènes sont devenus un accessoire indispensable, et les sociétés qui les fabriquent et les commercialisent ont vu leur place se pérenniser. C’est également un pan de l’économie qui reste très lié au pouvoir, et il est malheureusement difficile de proposer une alternative qui mettrait tout un corps de métier sur le déclin ». Cependant, il existe des solutions.

Les solutions

Agir avec les pays émergents via le visage d'une association : cela s’est produit récemment avec des femmes d’une association Camerounaise, parties en Inde pour apprendre divers usages de l’énergie solaire, l’extraction d’eau dans les zones difficiles d’accès en l’occurrence.

Mais je pense qu’il faut impérativement créer des collectifs avec les jeunes de la diaspora qui ont des compétences en électricité nécessaires pour maitriser l'énergie solaire, et les faire participer à des petits projets en lien avec des associations basées en Afrique.

Le recours au financement participatif : j’encourage le recours aux plateformes de ce type, qui se multiplient et permettent de monter sur pied des projets qui, mis bout à bout, peuvent considérablement changer les choses.

Propos recueillis par Touhfat Mouhtare

 

 


[1] source : www.scidev.net

 

[2] source : http://bit.ly/1ulyACW

 

[3] NASA 2008, Carte mondiale de l'énergie solaire potentielle (insolation en kWh/m2/jour) (crédit: Hugh Ahlenius, PNUE / GRID-Arendal Maps and Graphics Library).

 

Burundi : l’autre miroir du génocide

oms1Alors que le monde entier célèbre le vingtième anniversaire du tragique génocide rwandais, au Burundi, on déplore le vingtième anniversaire d’un assassinat. Celui de Melchior Ndadaye, président du Burundi de juin à octobre 1993, qui faisait partie de la majorité Hutu. Une tentative de coup d’Etat suivie de près par le massacre de milliers de Tutsi, minoritaires au Burundi, puis d’une escalade de violence qui fait écho à celle qui sévissait au Rwanda à la même période. Frontalier du Rwanda, avec lequel il partage certains aspects démographiques, le Burundi a lui aussi été le théâtre de massacres entre Hutu et Tutsi. Représentant de l'Organisation Mondiale de la Santé à Bujumbura au moment des faits, le Dr Mouhtare Ahmed revient sur les constats réalisés par une équipe de l'ONU dépêchée sur les lieux entre 1994 et 1995, et sur sa propre expérience.

Dans quel organisme de l’ONU travailliez-vous ?

J’ai exercé à l’OMS de 1990 à 1995 au Bureau de Bujumbura. J’y représentais également l’Afrique avec d’autres collègues médecins, sous la direction de Gotlieb T. Monekosso, directeur du bureau à l’époque. Nous avions pour rôle d’aider les différentes régions du pays à renforcer leurs infrastructures de santé.

Quelle était la situation du Burundi avant le début des hostilités ? Quand et comment se sont-elles déclenchées ?

Le Burundi était l’un des rares pays en Afrique à avoir atteint l’autosuffisance alimentaire. Mais le domaine de la santé avait encore besoin d’appuis, et c’est là qu’intervenait l’OMS. Les Tutsi, en minorité, détenaient le pouvoir depuis plusieurs années. Pour moi, tout a commencé lorsque le premier président Hutu, Melchior Ndadaye, a été élu en juin 1993. Il fit le geste très significatif de nommer une femme Tutsi en tant que premier ministre, pour signifier sa volonté d’unir les deux groupes et de promouvoir la place des femmes en politique. Mais cela n’a pas suffi à juguler les tensions naissantes.  Dans la nuit du 20 au 21 octobre 1993, alors que je dormais, j’ai entendu un bruit assourdissant dans le ciel. J’ai appris, le lendemain, qu’un commando de putschistes avait atterri en parachute aux abords du Palais présidentiel. Il était une heure du matin et l’on venait d’exécuter le président Ndadaye, après l’avoir torturé de manière innommable. Deux jours plus tard, la presse titrait le mot d’ordre des partisans de Melchior NdadayeNdadaye : « ils ont tué Ndadaye, mais ils n’ont pas tué tous les Ndadaye ».

Vous semblez établir un lien entre l’assassinat de M. Ndadaye et les affrontements entre Hutu et Tutsi qui ont suivi.

Bien avant son élection, Ndadaye prônait l’intensification des relations entre les deux communautés. Avant d’être élu, il avait commencé à alimenter des relations avec le Rwanda, avec des représentants influents de la communauté Tutsi, avec d’autres leaders de son parti, le Frodebu. Je pense qu’il a voulu mettre fin à une crise qui était déjà à son apogée, et qui était au bord du conflit.

Comment vous et votre famille avez vécu cette confrontation ? En avez-vous avisé votre organisme ?

Tout le monde était en état d’alerte. Je vivais dans un quartier résidentiel protégé par les Nations Unies, mais cela ne m’exonérait pas d’être victime d’hostilités à mon tour. Un après-midi, ma fille de quatre ans a ramassé une balle perdue dans la cour. Au même moment, une clameur s’est élevée dans le quartier, ordonnant de massacrer les Tutsi pour venger la mort de Ndadaye. J’ai immédiatement avisé la direction de mon bureau, soucieux de protéger ma famille. Celle-ci a été évacuée en janvier 1994. Je suis resté seul sur le terrain.

Quel est le rôle d’un représentant de l’OMS dans des moments comme celui-là ? Que dit la déontologie, et que fait l’humain ?

Nous avons découvert une classe de CP incendiée. Le maître avait fermé la porte à clé, puis arrosé les environs de la salle avec de l’essence avant d’y mettre le feu. A l’intérieur, les corps calcinés des enfants, encore debout, se tenaient deux par deux dans les bras les uns des autres. Dans la région de Ngozi, des femmes de tous âges se faisaient violer puis jeter dans la rivière avec leurs enfants[1]. Les corps jonchaient les routes et des jeunes armés de machettes surgissaient des abords. La déontologie me disait : soigne les blessés dans les camps de fortune, ne regarde rien d’autre. L’être humain en moi bouillonnait.

Vous aviez peur que l’on vous prenne pour un membre d’un des deux camps ?

Cela s’est déjà produit. Je revenais de Kigali avec mon collègue, quand nous nous sommes faits arrêter par les garde-frontières. Lui est du Congo Kinshasa et moi des Comores, et je ressemble beaucoup plus que lui aux Rwandais. Les gardes m’ont pris pour un Hutu et voulaient me capturer. Il a fallu que j’appelle le Bureau de l’OMS, puis l’ambassade des Comores, pour que l’on nous laisse partir. Après l’incident de l’école primaire incendiée, j’ai demandé à être rapatrié, quitte à renoncer à mon salaire pendant la durée normale de ma mission. C’en était trop.

Vous avez mentionné vos questionnements dans le rapport de la mission commandée par le Conseil de Sécurité, en février 1995.

Oui, nous avons interrogé la communauté internationale et les autorités du pays. Comment pouvait-on laisser faire un tel massacre sans réagir ? Que faisait la communauté internationale ? Pourquoi n’envoyait-on pas d’armées pour arrêter ce massacre ?

Le 21 octobre 2013, le Burundi a célébré le vingtième anniversaire de l’assassinat de M. Ndadaye, non loin de la commémoration du génocide rwandais. Vingt ans après, que diriez-vous au Conseil de Sécurité ?

Je ne sais pas si l’on peut juger une quelconque partie dans cette affaire, car la haine ne connaît pas de modération. Tous ceux qui se mêlent d’un conflit courent le risque d’être rangés d’un coté ou de l’autre…Malheureusement, certains pays ont choisi de fonctionner ainsi.

Interview réalisé pour L'Afrique des Idées par Touhfat Mouhtare

 

 

 

 

 

 


[1] Rapport S/1995/157 du 24 février 1995, par Boutros Ghali, adressé au Conseil de Sécurité de l’ONU

 

 

 

 

 

Pourquoi le numérique est une invention africaine

GeomancieNombre de spécialistes aujourd'hui parlent de l'émergence du web en Afrique, où les utilisateurs s'adaptent aux usages de ce moyen de communication, s'approprient le numérique et développent de nouveaux usages. Internet permettrait de casser les barrières de l'ignorance qui ont longtemps séparé les Africains du savoir, de la technologie, du progrès. Les géants du web leur offrent généreusement cette opportunité en proposant des interfaces en langues locales et des plateformes semblables à l'arbre à palabres. On pourrait demeurer engoncé dans cette image d'une Afrique toujours apprenante, brave élève à la traîne qui redouble d'efforts pour égaler les autres. Seulement voilà : depuis la fin des années 1990, des chercheurs soulèvent une question qui pourrait bouleverser cette perception. Le codage numérique des données, qui a fait de la machine notre compagnon, puiserait ses racines dans toutes les civilisations. Et si son adaptation par les Africains n'était rien d'autre que la récupération d'un patrimoine local ?

Du sable à l'écran tactile

Dans "numérique", il y a "numéro". Ces numéros qui ont bouleversé à jamais notre rapport à l'information et aux images, c'est 0 et 1. Chaque photo de profil Facebook, chaque SMS, chaque donnée émise par votre smartphone ou votre tablette n'est en fait qu'une suite de combinaisons de ces deux mêmes chiffres 0 et 1. La formule magique se nomme code binaire.

En Afrique, les possibilités infinies du code binaire contribuent de beaucoup au développement de l'économie, grâce au marché des terminaux mobiles et des applications. Au grand déplaisir, parfois, de ceux qui voient en Internet l'outil du maître, celui par quoi s'effectuera l'étape ultime de l'aliénation culturelle qui touche depuis quelques années le continent.

Vraiment ? Ce n'est pas l'avis de Ron Eglash. Mathématicien américain, Ron Eglash a récemment déclaré lors d'une des célèbres conférences TED que les inventions issues de la technologie numérique sont nées au coeur d'un village africain. Après avoir démontré que la structure de certains villages d'Afrique obéit à des principes mathématiques pointus, il révèle que le code binaire n'est qu'un héritage laissé par…la géomancie, art de divination africain.

Dans son étude, Ron Eglash revient sur la machine logique de Raymond Lull, conçue grâce au système binaire, qui a inspiré le physicien Leibniz. Lull tire son inspiration de la géomancie. Introduite par les musulmans en Afrique du Nord quelque peu avant le 9ème siècle, elle était connue sous le nom de "science du sable" (ilm ar raml). Elle s'est alors répandue dans le continent d'Est en Ouest, donnant naissance à des variantes telles que le Sikidy à Madagascar ou le Bamana au Cameroun.

Du Sona angolais à Google

Entouré des habitants de son village, un vieil homme pose un doigt sur le sable, et forme un point. Il le déplace à une distance maîtrisée, et dessine un autre point. Entre les deux, il trace une ligne, qu'il allonge jusqu'à ce qu'elle entoure les deux points. Le tout, en racontant une histoire qu'il fait évoluer au gré des mouvements de ses doigts sur le sable. Le Sona est un art du récit qui s'observe encore dans de rares régions à l'Ouest de l'Angola. Chaque point peut être un personnage, un lieu ; chaque ligne est une frontière, une fracture dans le temps. A la fin du récit, les lignes entrelacées donnent une forme particulière, et l'on remarque alors que tout au long du récit, le vieil homme n'a pas levé la main une seule fois. Plus encore : lorsqu'on se penche sur la distance entre chaque point et chaque intersection, on s'aperçoit que ces distances représentent des valeurs précises qui se répètent dans un ordre déterminé. Il s'agit ni plus ni moins d'un algorithme, ce mode de calcul qui permet à Google de prévoir les mots-clés que vous tapez le plus souvent sur votre clavier, et sur lequel le géant du web a bâti tout son empire. Dans le Sona, comme dans d'autres arts similaires, les dessins peuvent prendre la forme d'un animal ou d'un objet selon la nature du récit. Autant de pistes à explorer sur le lien entre forme et nombres dans la sagesse africaine.

Le rythme dans le sang…et la tête

Bon nombre d'originaires du continent Africain se sont offusqués en entendant cette légende populaire selon laquelle ils auraient le rythme dans le sang. Mais que signifie vraiment cette phrase ? Et si elle traduisait autre chose que le simple fait de savoir comment bouger en harmonie avec les roulements de tam-tam?
Au Burundi, ceux que l'on appelle les Maîtres Tambours sont connus pour leurs représentations spectaculaires. Armés de tambours géants et de baguettes, ils produisent une combinaison de sons qui, si on les écoute bien, obéissent à un schéma rythmique extrêmement rigoureux, allant de cinq à sept battements qui se répètent à des moments déterminés. Cette façon d'appréhender le son par les nombres intéresse une discipline qui, il y encore quelques décennies, était inconnue : l'ethnomathématique.
En Europe ou aux Etats-Unis, des chercheurs se penchent sérieusement sur l'idée qu'il existe d'autres manières de comprendre l'Univers et de le représenter, parmi lesquelles la musique, le tissage, la peinture dite traditionnelle. Parmi eux, Paulus Gerdes, le mathématicien Mozambicain, a mis en avant l'usage du dessin sur le sable et la dimension mathématique qu'il revêt.

Tous des "marabouts" ?

A présent, réfléchissons aux matériaux qui servent à construire les terminaux mobiles. Coltan, tungstène, cobalt : autant d'éléments que l'on ne trouve nulle part ailleurs que dans le sol, c'est-à-dire sous le sable. En d'autres termes, tout individu qui fait une action quelconque sur son smartphone ou sa tablette tactile ne fait que perpétuer la science du sable, à l'image du vieil homme angolais et du devin camerounais. De quoi en envoûter plus d'un.

 

Touhfat Mouhtare

Pour en savoir plus :
Ron Eglash : The use of Internet in black diaspora,
http://homepages.rpi.edu/~eglash/eglash.dir/ethnic.dir/r4cyb.dir/r4cybh.htm
Ron Eglash : Bamana Sand divination, edited by Ron Eglash
Marc Chemillier : Mathématiques Naturelles, Editions L'Harmattan
Paulus Gerdes : Un art géométrique en Afrique : les dessins sur le sable, Editions L'Harmattan
Marcia Ascher : Mathématiques d'ailleurs, Editions du Seuil