L’expérience du socialisme arabe
Dés son arrivée au pouvoir, Nasser donne un immense coup de barre à gauche qui tranche avec la monarchie aristocratique de Farouk. Le premier chantier vise l’agriculture, domaine d’autant plus symbolique dans un pays qui a toujours vécu au rythme du Nil et de ses crues. La réforme agraire commence par une loi qui limite drastiquement la taille des propriétés agricoles. Une politique de redistribution des terres entend briser le féodalisme : les grands propriétaires terriens qui avaient longtemps dominé le pays sont contraints de céder une partie de leurs domaines à ceux qui la travaillent, d’autres seront expropriés en totalité, et des centaines de milliers d’hectares passent sous le contrôle direct des paysans qui deviennent ainsi les plus grands partisans du régime.
Après les féodaux à la campagne, Nasser s’attaque à la bourgeoisie liée à l’ancien régime dans les grandes villes. La démocratisation de l’éducation à travers l’établissement de la gratuité de l’enseignement ouvre les portes des écoles et des universités à toute une génération. De plus, l’accès à l’administration et à l’armée est facilité pour les fils des classes moyennes et populaires qui s’identifient au parcours exemplaire de Nasser et de ce que l’Académie Militaire lui a ouvert comme horizon. Les banques et les grandes entreprises du service public seront également nationalisées. Les discours du président, dans lesquels il se présente comme un fils du peuple et où il condamne les « féodaux » et les « capitalistes » sont suivis avec ferveur par des foules immenses qui veulent partager le rêve socialiste de Nasser. Tout cet espoir d’un pays moderne et plus égalitaire est cristallisé dans le projet du Haut Barrage d’Assouan, qui doit bénéficier aussi bien à l’agriculture (en contrôlant les eaux du Nil) qu’à l’industrie et à l’électrification de l’ensemble du pays.
Mais rapidement, l’Etat socialiste manque cruellement de moyens et se trouve limité dans ses ambitions. Les Etats Unis, auxquels s’adresse Nasser en priorité et qu’il respecte pour leur hostilité historique au colonialisme, finissent par lui tourner le dos. Ils refuseront de vendre des armes à l’Egypte, et feront même pression sur le FMI pour qu’il lui refuse les crédits nécessaires à la construction du barrage d’Assouan. Une seule issue s’offre à lui, mais elle est risquée : nationaliser le Canal de Suez, générateur de rente pour une compagnie anglo-française (et qui devait de toute façon passer sous contrôle Egyptien quelques années plus tard conformément à un traité signé auparavant). Le 26 juillet 1956, il annonce triomphalement à Alexandrie que « le canal est une propriété de l’Egypte » et qu’au moment même où il parle, ses hommes prennent le contrôle de la compagnie qui le gère. Cette action, au départ fixée par un agenda et des facteurs purement propres à l’Egypte, va provoquer une crise internationale et projeter Nasser au cœur de l’affrontement mondial entre Est et Ouest…
L’action internationale de Nasser
L’acte audacieux de nationaliser le canal est pour Paris et Londres la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ceux-ci étaient déjà exaspérés par le refus de Nasser de joindre le camp Occidental dans la Guerre froide et par son engagement anticolonialiste, qu’il avait manifesté notamment par sa participation à la Conférence de Bandung en 1955 et par son soutien indéfectible à l’indépendance de l’Algérie. Un accord secret est établi entre les Français, les Britanniques et les Israéliens pour récupérer le Canal et chasser Nasser du pouvoir. La coalition passe à l’action en octobre 1956, soit trois mois après la nationalisation. Malgré la défaite militaire et les bombardements qui accompagnent l’invasion de l’Egypte, la crise de Suez se transforme finalement en victoire politique grâce à la convergence inédite des Etats Unis et de l’Union Soviétique et des pressions que les Deux Grands exercent sur Paris et Londres.
L’aura de Nasser dans le monde arabe et dans le Tiers-Monde est immense, et sa stature lui donnera l’opportunité de développer le mouvement des non alignés, avec Tito, Nehru, Zhou Enlai, et tous ceux qui se reconnaissent dans des valeurs anti-impérialistes et refusent d’être instrumentalisés dans des luttes idéologiques de domination.
La politique étrangère de Nasser intervient sur trois niveaux : arabe, tout d’abord, où l’idéologie nassérienne connait de plus en plus de succès et qui vise à unifier l’ensemble des pays de culture arabe dans un ensemble dans lequel l’Egypte jouerait un rôle central. La cause palestinienne constitue le combat symbolique duquel dépendrait l’issue de ce projet, puisque qu’Israël est la principale menace régionale et l’obstacle géographique entre l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Africain ensuite, terrain de prédilection du colonialisme, où l’Egypte s’engage aux cotés des peuples luttant pour leur indépendance, l’opposition à l’impérialisme et au racisme ainsi que le projet de modernisation devant être les piliers de l’intégration afro-arabe. Et mondial enfin, dans un contexte de Guerre Froide, où Nasser est un l’un des fondateurs du mouvement des Non-alignés et une figure de premier plan du Tiers monde.
Néanmoins, cette politique étrangère audacieuse finira par se retourner contre Nasser puisqu’elle suscitera contre son régime de plus en plus d’hostilité. L’armée Egyptienne s’enlise au Yémen, où elle s’était impliquée dans les affaires du pays de manière trop forte. De même, la Syrie refuse l’action hégémonique du Caire sur ses affaires, et un projet d’unification des deux pays finira par échouer. Il semble que les idéaux panarabes de fraternité et d’union séduisent moins les foules. La Cause Palestinienne finira par avoir raison du rêve Nassérien, et l’humiliante défaite de juin 1967 durant laquelle l’armée Egyptienne s’écroule face aux Israéliens sonne le glas des grandes réformes modernisatrices de la Révolution.
L’héritage de Nasser
Au lendemain de la défaite, Nasser annonce sa démission à la radio et dit assumer la responsabilité du désastre. Mais des millions d’Egyptiens envahissent immédiatement et spontanément les rues et refusent que leur président soit une victime supplémentaire de cette guerre. Profondément touché par ce geste, Nasser finira par revenir sur sa décision, et promet de mettre les bouchées doubles pour laver l’affront. L’Egypte s’engage alors dans une longue guerre d’usure autour du Canal, et continue malgré tout de militer pour les principes anti-impérialistes.
Sur le plan intérieur, les échecs paraissent de plus en plus au grand jour, d’autant plus que le Canal est fermé et ne génère plus de revenus. La nouvelle génération connait des difficultés à s’intégrer au marché du travail, la pression démographique accentuant ses problèmes. Certains commencent à dénoncer l’autoritarisme de Nasser, et l’émergence d’une nouvelle classe autour de lui (officiers, hauts fonctionnaires, etc.) qui aurait remplacé la cour de Farouk. Parallèlement, La répression qui s’était abattue sur les Frères Musulmans dés les années 1950, après qu’un de leurs membres ait tenté d’assassiner le président s’accentue, la torture et les condamnations à mort étant souvent pratiquées.
Sur le plan idéologique, l’expansion du Nassérisme s’essouffle : le socialisme arabe et le panarabisme étant directement liés au prestige personnel de Nasser, sa défaite en 1967 détourne les masses des idées qu’il promeut. Même si le personnage de Nasser continue de fasciner, tout le monde est conscient que plus rien ne sera plus comme avant. Il y aura indéniablement eu un avant et un après juin 1967.
Les problèmes de santé du président, liés à son rythme de vie insoutenable (il lui arrivait de travailler plus de 18 heures par jour et il fumait cinq paquets de cigarettes quotidiennement), auront finalement raison de son volontarisme. Il s’effondre le 28 septembre 1970 à la suite d’une crise cardiaque, quelques heures après une conférence épuisante dans laquelle il s’était efforcé d’établir un accord de paix entre les combattants palestiniens et le roi de Jordanie. Les funérailles du président attireront plus de cinq millions de personnes venus manifester leur dernier adieu au « père de la Révolution ».
Reste à répondre à notre question introductive : qu’aurait pensé Nasser des événements qui secouent aujourd’hui l’Egypte ? En tant que révolutionnaire soucieux des intérêts du peuple, il se serait sans aucun doute reconnu dans les grands idéaux animant le mouvement : liberté, justice sociale, indépendance, autant de principes qu’il avait défendus dès sa jeunesse. Il se serait élevé contre l’alignement de la politique étrangère de l’Egypte sur celle des Etats Unis et de son rapprochement indélicat avec Israël. Il aurait rejeté la libéralisation de l’économie qui a enrichi un petit nombre et laissé des millions de personnes en proie au chômage, à la misère et à l’inflation. Il aurait également rejeté le faste et la corruption du régime, lui qui a toujours vécu dans la même maison modeste en banlieue du Caire avec ses cinq enfants. Il aurait manifestement été fier de cette nouvelle génération soucieuse de changer les choses et de ne pas se résigner à l’injustice. Et il aurait espéré que le peuple et l’armée, les deux choses qu’il avait toujours servies, puissent engager le pays dans un nouveau départ, et donner un second souffle à « sa » révolution.
Nacim Kaid Slimane
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Merci pour tes deux articles Nacim, très intéressants. Je ne suis pas aussi sûr que toi que Nasser serait aujourd’hui du côté des manifestants. Même au début de son pouvoir en Egypte, Nasser n’a pas hésité à réprimer d’autres mouvements politiques se réclamant de justice sociale, notamment les communistes égyptiens et, pour des raisons différentes, les frères musulmans. De plus, l’usure du pouvoir a conduit ses héritiers directs, dont Sadate (dauphin choisi par Nasser lui-même), a prendre tous les virages que tu dénonces: l’infitah (libéralisation) de l’économie, le partenariat avec Israel et les Etats-Unis, l’exacerbation de l’autoritarisme et du clientélisme.
Tu connais la théorie de l’histoire d’Ibn Khaldoun autour de la « asabiyya »: l’usure du pouvoir conduit un groupe dirigeant à perdre la force vitale qui la conduit à prendre le pouvoir, et se fera renverser par une force vitale neuve portée par un nouveau groupe. C’est au nom des mêmes mots d’ordre de justice sociale, de redistribution des richesse qui ont porté Nasser au pouvoir que les manifestants veulent bouter dehors ses héritiers qui ont complètement galvauder leur idéologie initiale en restant trop longtemps au pouvoir de manière autoritaire. Les graines de cette autoritarisme ont toutefois été mis en place dès le début du règne de Nasser. Ce n’est que le grande roue de l’histoire qui tourne.
Merci Nacim pour cet article d’autant plus intéressant qu’il permet d’appréhender ce qui se passe aujourd’hui à la lumière d’une perspective historique toujours enrichissante.
Tu as évoqué à juste titre le dynamisme international de Naser à 3 niveaux. Peut-on dire cependant que l’Afrique ait été une priorité pour ce porte étendard du mouvement de libération des peuples? Autrement dit, son action à l’égard de l’Afrique subsaharienne ne serait-elle pas une conséquence de son échec à réunir le monde arabe autour de lui? de façon plus polémique et même si le sens de l’engagement de Nasser n’a pas grand chose à voir avec Khadafi, ces deux personnages n’autaient elles pas pour point commun de s’être tournés vers l’Afrique subsaharienne seulement après avoir échoué dans leur projet panarabe? ce qui pose une question plus générale sur le sens des relations entre l’Afrique du nord et l’Afrique dubsaharienne.
Il est vrai que Nasser n’a pas hésité à réprimer des mouvements rivaux dont l’idéologie était très proche de celle à laquelle il adhérait. D’ailleurs, le Nasserisme est un peu une synthèse entre le socialisme et l’islamisme des Frères Musulmans. Nasser était partisan d’un pouvoir autoritaire, exercé de manière personnalisé. Mais il ne faut pas oublier qu’il a vécu à une époque ou cela n’était pas forcément mal vu. De Gaulle en France n’était pas moins autoritaire que Nasser, et avait une conception similaire de la vie politique, mais il faut dire que les institutions françaises étaient plus fortes et constituaient donc un contrepoids plus crédible qu’en Égypte.
Si Nasser était au pouvoir, il n’aurait probablement pas été du coté des manifestants, même si il aurait sans doute compris leurs aspirations. Il les aurait peut être réprimé, même s’il visait plus des mouvements politiques (organisés) que des mouvements de foule immense et hétérogène comme celui d’aujourd’hui.
Lorsque je dis que Nasser serait avec les manifestants, c’est en prenant pour hypothèse qu’il n’était pas arrivé au pouvoir et qu’il était un simple citoyen ,un fils du peuple et un militant extrêmement engagé tel qu’il avait toujours été. Mais je pense aussi que Nasser avait un charisme tel que le peuple avait vraiment fusionné avec lui, et qu’il n’aurait jamais manifesté en opposition à son pouvoir de maniére aussi direct(malgré un bilan somme toute négatif, en particulier après la guerre de 1967).
Sadate en revanche a toujours été moins populaire et moins engagé politiquement, donc il a du être plus pragmatique. Si Nasser avait survécu, meme en dehors du pouvoir, je ne pense pas qu’il aurait permis le virage à 180° entamé par son successeur, car c’était en contradiction totale avec ce qu’il avait toujours prôné).
J’apprécie le fait que tu ait rappellé la théorie d’Ibn Kheldoun sur le pouvoir cyclique, qui me parait dans ce cas très pertinente. Le régime égyptien a perdu de son élan vital car sa da’wa(idéologie) n’attire plus et que ses dirigeants se sont éloignés des qualités morales de leurs prédécesseurs. La volonté d’imposer un pouvoir dynastique avec Gamal Moubrak en est l’exemple le plus évident.
Aprés la asabiya militaire, place à une nouvelle époque, une nouvelle da’wa,la démocratie,(et peut être à une nouvelle ‘asabiya?!).
Simel, je pense que tu as raison de dire que la dimension africaine a été secondaire pour Nasser, et c’est peut être malheureux. Aussi bien Nasser que Kadhafi semblent s’être orienté vers l’Afrique subsaharienne par défaut (surtout pour le second). Mais il faut aussi garder à l’esprit que le Sahara est une barrière plus difficilement franchissable que le Sinai, et l’Egypte est trop excentré en Afrique, alors qu’elle est au coeur du monde arabe. De meme, les différences culturelles sont peut être plus accentué entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne qu’entre Maghreb et Machrek, même si je pense que ca peut changer à l’avenir.
Si Nasser et Kadhafi ont eu la meme attitude, ils ont eu des motifs différents. Kadhafi était isolé aussi bien dans le monde arabe (ou ces idées passaient mal et étaient peu crédibles), que sur la scéne international ou son soutien à des groupes aux methodes douteuses était percu comme une menace. Pour ce qui est de Nasser, son orientation vers le monde Arabe était plus issu d’une vision géopolitique ou il percevait l’Egypte comme un carrefour multi-dimensionnel entre Maghreb et Machrek, Orient et Occident, et Afrique et Asie. Mais il aura quand même était obligé de privilégier une dimension, et l’orientation panarabe était la plus évidente, vu le poids prédominant que l’Egypte avait d’un poids de vue démographique et culturel. C’est à mon sens une erreur qu’il a eu ensuite à payer. L’Afrique ne peut plus être percu comme une arrière cour, ni pour les Occidentaux, ni pour l’Afrique du Nord,mais comme un partenaire à part entière.