Trop riches pour un continent très « pauvre » ?

DangoteOn connait désormais leurs noms ! Du moins leur nouveau positionnement sur le baromètre mondial de la fortune.  Le nigérian Aliko Dangote et ses autres compères peuvent encore se frotter les mains car leurs mannes financières restent solidement indétrônables sur le continent. Le classement des plus grosses fortunes du monde du célèbre magazine américain Forbes a malheureusement tout pour relancer la grosse polémique sur les inégalités dans le monde, et en particulier en Afrique.

Au-delà de la fierté que le nombre d’africains hissés dans le classement soit en nette progression, il est difficile de rester indifférent face au grandissime écart entre la masse de revenus de ces derniers et le reste de la population africaine. Avec une fortune de 25 milliards de dollars, le nigérian Aliko Dangote, première fortune du continent, pèse plus de 12.000 fois le budget annuel d’un pays comme le Bénin.

Il en est de même pour plusieurs autres pays du continent où les ressources financières nationales sont de très loin une infirme partie de la fortune du dernier du classement de Forbes. Par exemple, la femme la plus riche du continent détient dans son portefeuille le budget d’au moins deux pays Africains réunis.

Et aussi invraisemblable que cela puisse paraître, ces multimilliardaires n’ont connu que l’Afrique pour leur si légendaire prospérité. Chaque jour, le plus pauvre du continent contribue avec au moins un franc à affermir la fortune de ces dinosaures des affaires.  En Afrique de l’Ouest, il ne pourrait avoir un seul habitant qui ne vit avec dans sa chambre ou ait utilisé en une semaine un produit issu de l’empire « Dangote ».

Scénario identique dans les autres régions du continent où la fortune n’est qu’extraite des services vendus au bas peuple. Qu’il s’agisse des investissements miniers, pétroliers, technologiques, hôteliers, ou autres, l’immense fortune de cette minorité est bien tirée de la misère du peuple.

L’universalité de la chaîne d’enrichissement basée sur la vente des services et des biens aux populations les plus pauvres a tout d’une gigantesque spoliation. Et bien que certains de ce cercle restreint fassent preuve d’une philanthropie permanente, il est évident que cela ne suffit pas pour corriger le tir.

Si on se révolte contre cet excessif écart entre les fortunes personnelles d’une minorité du continent et les ressources financières des Etats, la colère atteint son pic quand on réalise que tout ceci se fait avec une accointance avec les pouvoirs publics du continent. Presqu’aucune de ces grosses fortunes ne prospère sans la bénédiction des pouvoirs publics.

Nombre d’éléments le prouvent si bien ! Une fille de Président comme femme la plus riche du continent en dit long. Une lourde aberration quand on se souvient des fonctions de l’Etat dans l’allocation des ressources, la redistribution des revenus et la stabilisation des économies nationales.

Certes, tout n’est pas criminel dans cet accaparement de la richesse par une minorité. En toute proportion gardée, ces derniers seraient les plus gros contributeurs à l’économie continentale, à la lutte contre le chômage et l’emploi des jeunes.

Mais tout ceci est l’esprit traditionnel du business qui se veut être l’antre des personnes prospères et en course permanente pour la richesse.

De-Rocher Chembessi

Les nouveaux milliardaires africains

Comme chaque année, le palmarès Forbes des plus grosses fortunes de la planète apporte immanquablement son lot de commentaires plus ou moins inspirés ; les uns pour critiquer des niveaux de richesse qui friseraient l'indécence au regard des difficultés et de l'indigence du plus grand nombre, les autres pour encenser le triomphe de la prise de risque calculée et rémunératrice. Avec 1210 milliardaires et une fortune cumulée s'élevant à 4.5 trillions $ (un montant supérieur aux PIB combinés de la France et de l'Italie en 2010), la classe des hyper-riches aura vu ses effectifs progresser de près de 170 % depuis 2000. Il y avait alors 454 milliardaires, la moitié d'entre eux étant citoyens américains contre un tiers aujourd'hui.

En dix ans, une nouvelle répartition géographique de la richesse s’est progressivement mise en place, consacrant plus que jamais le statut des grandes puissances émergentes (Chine, Inde, Brésil…). Et dans ce mouvement de balancier planétaire de la prospérité, à côté de ses pairs asiatiques et latino-américains, une grande gagnante : l'Afrique.

L'Afrique et son milliard d'habitants, c'est une classe moyenne évaluée à 100 millions de personnes (contre 27 millions en 1980 selon les estimations de l'agence française de développement…), coiffée d'une minorité ultra-privilégiée de 100.000 millionnaires en $ selon le World Wealth Report 2010. Enfin, au sommet de la cime capitaliste, dans l'atmosphère raréfiée des grands financiers et capitaines d'industrie, se trouvent les Crésus africains (dont 14 détiennent une fortune supérieure au milliard $). En somme, une nouvelle Afrique élitiste, triomphante et conquérante, à des années-lumière de l'afro-pessimisme qui a souvent nourri une perception complaisante et misérabiliste du continent noir.

Un passage en revue de quelques-uns de ces nouveaux tycoons permettra de mieux cerner le parcours type de cette richisssime caste.

Aliko Dangote : A tout seigneur, tout honneur, le premier profil est celui de l'homme le plus riche du continent, Aliko Dangote. Milliardaire nigérian à la fortune valorisée à 13.8 milliards $ par le magazine Forbes, il est l'archétype de ces nouveaux titans du capitalisme africain, dont le terrain de jeu est le continent tout entier et l'unité de mesure le milliard $. Dangote est issu d'une grande famille de commerçants musulmans originaire de la région de Kano (où se concentre historiquement la production industrielle du Nigéria), et dont la fantastique saga commence à la fin des années 70.

Son histoire professionnelle aurait commencé lorsque son prospère grand-père aurait confié au jeune Dangote un capital fixe conséquent (une petite flotte de camions pour le transport) et une ligne de crédit importante et sans intérêt. A cela, ajoutons un environnement familial favorable à l'apprentissage des ficelles du commerce, où nombre de proches parents sont déjà de riches praticiens. Le jeune Dangote se spécialise très tôt dans l'importation et la vente de ciment. Le succès venant vite, il lui faut changer d'échelle, quitter sa province pour s'approcher du cœur du réacteur économique : Lagos, capitale économique du Nigéria. Peu après son arrivée, le nouveau régime de putschistes militaires met aux arrêts les principaux hommes d'affaires de la ville, réputés corrompus. C’est la chance de sa vie, qu’il saura saisir. Trop faible par rapport aux grands compétiteurs récemment déchus, il est en revanche suffisamment puissant pour s'imposer face aux autres concurrents de plus petite dimension. La nature ayant horreur du vide, c'est lui qui occupera les places laissées vacantes, notamment dans les domaines hautement lucratifs du commerce du sucre et de l'importation du riz.

L'homme a depuis poursuivi sur sa lancée et l'empire s'est considérablement étendu (ciment, sucre, agroalimentaire, immobilier, hydrocarbures…). Les intérêts du groupe Dangote (qui représente le quart de la capitalisation de la bourse de Lagos !) recouvrent désormais l'ensemble du continent africain.

Patrice Motsepe : L'Afrique du Sud a longtemps été le seul pays africain à disposer d'un cercle très restreint de milliardaires en $, issus des grandes dynasties blanches de capitaines d'industrie (les Oppenheimer et Rupert étant les plus connus). Mais les temps ont changé depuis la fin de l'Apartheid et la nouvelle success story de la nation Arc-en ciel a trouvé en Patrice Motsepe son modèle le plus achevé. Cet ancien avocat, crédité d'une fortune de 3.3 milliard $, est ainsi devenu le premier noir (et seul pour l'heure, ses pairs appartenant encore à la minorité blanche) milliardaire d'Afrique du Sud en bâtissant un puissant groupe dans le secteur minier, African Rainbow Minerals.

A l'image d'Aliko Dangote, notre entrepreneur sud-africain a su exploiter au mieux les opportunités qui lui étaient offertes. Né au début des années 60 dans une Afrique du Sud dominée par le régime d'Apartheid, le jeune Motsepe a cependant la chance d'appartenir à la classe moyenne noire. Le père, propriétaire d'un débit de boissons alcoolisées, parviendra à financer les études supérieures du fils jusqu'à son obtention du diplôme d'avocat. Nous sommes à la fin des années 80 et l'Histoire s'accélère. De nouveaux droits sont accordés à la majorité noire et l'horizon s'élargit brusquement. Patrice Motsepe intègre un cabinet d'avocat et se spécialise dans le droit minier et des affaires.

Plus tard, lorsque Nelson Mandela devient président en 1994 et initie la politique du Black Economic Empowerment visant à mieux répartir le pouvoir économique dans la nouvelle Afrique du Sud, l'avocat saura mettre à profit son expertise du secteur minier pour entrer à des conditions avantageuses dans le capital de sociétés minières, restructurer habilement l'outil de production à sa disposition (notamment en exploitant avec succès des champs de production miniers considérés comme trop petits et peu rentables par les grands groupes) et bâtir progressivement son empire.

Dernière variable à prendre en compte quand on cherche à s'expliquer la réussite insolente de Patrice Motsepe : la conjoncture longue, favorable depuis le début des années 2000 aux matières premières. Cette tendance à la hausse du prix des matières premières, notamment minières, aura contribué a accroître significativement la marge opérationnelle des entreprises du secteur. Et partant, la fortune de leurs propriétaires. Etre au bon endroit, au bon moment, et avec le bon savoir-faire. Ce triptyque reste à coup sûr l'un des plus efficaces pour qui veut comprendre les conditions nécessaires au succès ; bien qu'il ne suffise pas à lui seul. Patrice Motsepe en est le parfait exemple. 

Cheikh Yerim Sow : le dernier personnage de ce bref tour d'horizon est le plus jeune, le seul également qui ne soit pas recensé comme milliardaire par le magazine Forbes. Le plus énigmatique enfin. Comparativement à Dangote et Mostepe, l'homme d'affaires sénégalais Cheikh Yerim Sow pèse assurément moins lourd. Un récent article de l'hebdomadaire Jeune Afrique évaluait sa fortune à 150 milliards de francs CFA, soit environ 330 millions $. Mais cette différence s'explique avant tout par le manque de "profondeur" des marchés sur lesquels il intervient. Principalement le Sénégal et la Côte d'Ivoire, locomotives de l'Afrique de l'Ouest francophone, mais poids plume face aux géants nigérians et sud-africains. Pour le reste, le tycoon sénégalais n'a rien à envier à ses pairs. Bien au contraire. Dans cette partie du continent, il est sans conteste la figure de proue du grand capitalisme, brûlant la politesse à d'autres figures de l'establishment financier ouest-africain (Oumarou Kanazoe, Serigne Mboup, El Hadj Mamadou Sylla…).

Télécoms, immobilier, banque… La liste des secteurs où opère l'investisseur sénégalais se confond avec les réservoirs de croissance les plus dynamiques d'aujourd'hui, et la réputation de Midas qu'a Yerim Sow, transformant tout ce qu'il touche en or, n'est plus à faire. A bon droit certainement. L'historien français Fernand Braudel dans son ouvrage La dynamique du capitalisme évoquait le grand capitaliste en ces termes : " Il a pour lui la supériorité de l'information, de l'argent, de l'intelligence. Et il sait mieux que quiconque saisir autour de lui ce qui est bon à prendre – les rentes, les immeubles, la terre." Parfaite définition du mode opératoire de nos trois magnats.

Ce n'est cependant pas minorer ses évidentes aptitudes que de rappeler que Cheikh Yérim Sow est un "fils à papa". Habile, talentueux et fin stratège, à n'en pas douter. Mais aussi chanceux, car né sous la bonne étoile. Le père, Aliou Sow, est en effet le fondateur du prospère groupe de BTP la Compagnie Sahélienne d'entreprise (CSE). Lui-même déjà un capitaine d'industrie puissant, et qui saura opportunément aider son fils en lui confiant un énorme capital de départ (un milliard de francs CFA selon l'article précité de Jeune Afrique) lorsque celui-ci se lancera à grande échelle dans les affaires au milieu des années 90. La suite fait partie de l'Histoire et à ce rythme, il est raisonnable de penser que Cheikh Yerim Sow fera un jour pas si lointain partie du très select club des milliardaires de Forbes. Il aura alors définitivement bouclé la boucle.

Une logique d'enrichissement universelle 

Aliko Dangote, Patrice Motsepe, Cheikh Yérim Sow : aucun de ces trois tycoons africains n’a bâti à la seule force de ses poignets sa fortune. N'en déplaise au mythe du self-made man. Le cadre familial et ses sollicitudes, le réseau et ses bons contacts, l'argent et ses facilités, tout cela compte. Et pour peu que le talent, la persévérance, la faculté à avoir l'esprit de synthèse, et un art consommé du timing soient de la partie comme dans le cas de ces tycoons, "the sky is the limit " (le ciel est la seule limite) comme le répète à l'envie l'antienne anglo-saxonne.

Jacques Leroueil