Note de lecture sur « Zero to One » et réflexions sur comment bâtir le futur africain

Dans son essai « Zero to One : notes sur les startups et comment bâtir le futur », l’entrepreneur américain Peter THIEL, co-fondateur de sociétés comme PayPal et Palantir, identifie deux approches du progrès : un progrès horizontal ou encore incrémental, et un progrès vertical ou exponentiel. 

Notre société est bâtie autour de la notion de progrès incrémental. Tous les ans, nous analysons la croissance économique incrémentale de nos pays, comparativement à l’année précédente. Ainsi, l’Afrique se gargarise des taux de croissance de 6% de ses pays les plus dynamiques. Chacun se projette dans le futur en considérant les résultats du passé proche. Une entreprise ou un individu cherchera une croissance incrémentale de ses revenus, sur la base de ce qu’il connait déjà et de ce qu’il identifie comme le champ d’un possible restreint. 

L’accélération des ruptures technologiques, des nouveaux modèles d’affaires qu’elles engendrent et les mutations rapides du champ sociopolitique invitent toutefois à considérer plus sérieusement l’option du progrès exponentiel. La caractéristique du progrès exponentiel est qu’il crée un champ nouveau de possibilités de services, de produits, d’accumulation de capital et de savoir, de créations d’emplois, de réseaux et de pouvoir qui, parce qu’il ne s’appuie pas sur un réel préexistant, est totalement imprévisible et transformateur. Le développement de la téléphonie mobile et du mobile money, passé en Afrique de quasiment 0 utilisateur au milieu des années 1990 à plusieurs centaines de millions dans les années 2000, est un exemple de développement exponentiel, de courbe verticale du progrès. Internet, les réseaux sociaux, sont d’autres exemples de progrès exponentiel. Dans un registre différent, le développement de l’Etat islamique au Moyen-Orient ou l’émergence de nouveaux acteurs politiques dans les démocraties matures, comme Trump aux Etats-Unis, peuvent également être assimilés à des phénomènes imprévisibles de développement exponentiel. 

La contrainte du progrès exponentiel est toutefois…qu’il reste totalement à inventer. Contrairement à la croissance incrémentale, qui améliore l’existant à la marge, et demande donc des compétences de bons gestionnaires, d’administrateurs rigoureux, le développement exponentiel consiste à inventer ce qui n’existe pas encore, à le rendre viable (économiquement, socialement, politiquement) et à soutenir ensuite sa croissance exponentielle, en mobilisant les ressources humaines, financières et matérielles nécessaires à ce développement fulgurant en courbe verticale. 

Ces concepts de progrès incrémental vs progrès exponentiel sont particulièrement signifiant lorsqu’on les applique à la situation actuelle de l’Afrique. Le continent africain se caractérise par une croissance démographique massive et l’arrivée de cohortes toujours plus nombreuses de jeunes actifs, dans un tissu économique peu structuré et relativement peu dynamique, qui peine à convertir le dividende démographique. Des millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail en étant peu ou pas formés et rejoignent des services informels à faible productivité et faible valeur ajoutée. Ces jeunes se retrouvent à la merci de tous les aléas socioéconomiques. Dans ce contexte de vulnérabilité forte, des courants idéologiques radicaux comblent le vide des institutions intermédiaires défaillantes (entreprises, écoles, institutions publiques et filets sociaux de proximité) et liguent une part sans cesse croissante de la population contre les institutions séculières avec des méthodes parfois terroristes. Ce contexte a largement nourri le discours sur l’afro-pessimisme. 

Dans le même essai « Zero to One », Peter THIEL distingue quatre approches du futur, selon que l’on soit optimiste ou pessimiste, déterminé ou indéterminé. Il classifie la manière dont les êtres humains abordent l’avenir en fonction des quatre catégories décrites dans le schéma ci-dessous : 

 

Il y a deux sortes de pessimistes. Ceux qui pensent que tout va aller mal et qui ne font rien pour se préparer ou contrer cet avenir sombre (pessimiste indéterminé) : ce sont les abstentionnistes, les petits parasites désillusionnés (petits policiers corrompus…) ou encore ces gens qui se réfugient dans certaines approches religieuses parce qu’il n’y a rien à tirer du « monde réel ». Et puis il y a les pessimistes déterminés : ils pensent que les choses vont aller de mal en pis, et décident de prendre leurs précautions ou, généralement, de fuir lorsqu’ils le peuvent. On retrouve dans cette catégorie bon nombre de migrants africains, prêts à braver tous les dangers et à consacrer des sommes d’argent non négligeables pour s’échapper de l’avenir pessimiste qu’ils prêtent à tort ou à raison à leur pays.  

Dans la catégorie des optimistes, les plus courants sont les optimistes indéterminés, ceux que l’on appelle dans le cas africain les afro-optimistes. Ils croient à la fable selon laquelle l’émergence de la classe moyenne africaine va résoudre inéluctablement tous les problèmes et assurer un avenir radieux au continent, fait de croissance, d’emplois, de mall commerciaux et de villes modernes et attractives. Généralement, ces optimistes indéterminés, lorsqu’ils sont africains, ont fait des études supérieures, s’engagent dans un parcours carriériste et ne se posent pas beaucoup de questions sur la montée des inégalités ou le décalage criant entre leur mode de vie et celui de la majorité de la population. Ils pensent, sans savoir exactement comment, que la main invisible de la croissance africaine réduira ces gaps et fera converger le plus grand nombre vers… la « classe moyenne africaine ». Ces optimistes indéterminés surveillent de près le taux de croissance économique annuelle de leur pays ou du sous-continent, indicateur fiable selon eux du progrès incrémental qui résoudra tous les maux. 

Cette approche, simpliste, illusoire, est dangereuse au regard des contraintes démographiques, économiques et sociopolitiques évoquées précédemment. La dernière posture qui, l’auteur se permet de dévoiler son opinion, nous semble préférable, est celle de l’optimiste déterminé qui cherche les moyens pratiques de construire un avenir meilleur qu’il sait possible. Possibilité ne veut toutefois pas dire inéluctabilité. D’où la nécessité d’imaginer, de planifier et d’œuvrer à l’émergence de nouveaux modèles, basés sur de nouvelles approches et nouvelles technologies, qui élargissent le champ des possibles dans tous les domaines de l’activité humaine et aboutissent parfois au développement exponentiel absolument nécessaire pour convertir positivement le dividende démographique africain au 21ème siècle. Ces nouveaux modèles se bâtiront parfois au détriment des anciens, et la phase de mutation rapide que nous appelons de nos vœux ne se fera pas sans résistance forte de la part de ceux qui vivent au crochet de l’ancien système. L’urgence de la situation appelle toutefois à n’avoir aucune indulgence avec la médiocrité de ceux qui contribuent à tirer le système vers le bas. 

Espérons que l’Afrique de demain ressemblera à quelque chose que presque personne ne pourrait imaginer aujourd’hui. Cela voudrait dire que nous aurons connu plusieurs phases de développement exponentiel, dans plusieurs domaines, qui permettront – optimisme oblige – aux populations du continent de trouver les opportunités pour assurer leur bien-être. Cela ne sera possible que si une masse critique de jeunes africains fait le pari risqué de la créativité, de l’innovation et de l’anticonformisme, en lieu et place des parcours carriéristes conformistes de la « classe moyenne africaine ». 

Emmanuel Leroueil

Lionel Zinsou, le parcours atypique d’un franco-béninois

Normalien, diplômé de Sciences Po et de la LSE, ancien Professeur à l’ENS et à l’ENA notamment, Lionel Zinsou dirige depuis 2009 PAI Partners, le plus important fond d’investissement français. Ce franco-béninois, ancien Conseiller du Premier Ministre Laurent Fabius, est un financier hors pair qui a aussi été Associé Gérant de la banque d’affaires Rothschild. Particulièrement engagé pour l’émergence économique de l’Afrique, Lionel Zinsou est le chantre de l’afro-optimisme. Il a reçu Terangaweb – L’Afrique des Idées pour un entretien publié en 3 parties. En attendant « Monsieur Zinsou, c’est quoi l’afro-optimisme ? » (2ème partie) et « L’Afrique et ses 4 anomalies » (3ème partie), Ecce homo ! Voici le parcours méritocratique d’un franco-béninois !

Terangaweb : Bonjour M. Zinsou. Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs de Terangaweb ?

Lionel Zinsou : J’ai 56 ans, deux nationalités, trois enfants et un métier qui est mon troisième métier. Je suis né à Paris, mon père était Béninois et avait aussi la nationalité française. Ma famille paternelle est d’assez longue date située entre le Sud et le centre du Bénin ; mon oncle a été parlementaire, ministre et président du Dahomey en 1969 ; il est aujourd’hui l’un des doyens de la vie politique béninoise. Mon père était médecin et a longtemps travaillé à Dakar ; quant à ma mère, infirmière des hôpitaux de Paris, elle est française de nationalité et d’origine.

J’ai fait mes études à Paris, aux Lycée Buffon puis Louis-le-Grand. J’ai ensuite intégré l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud. Après y avoir passé un an, j’ai intégré l’ENS Ulm car je souhaitais rejoindre mes amis qui y étaient presque tous. J’ai beaucoup aimé ma période normalienne. J’ai aussi passé mon diplôme de Sciences Po, une école que j’appréciais énormément et qui m’a davantage ouvert au monde. Je n’ai cependant pas voulu passer ensuite le concours de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) car je ne souhaitais pas devenir fonctionnaire français d’autorité. J’ai toujours eu la volonté d’avoir un métier que je pourrais un jour exercer au Bénin : c'est ainsi que je suis devenu professeur d'économie.

Terangaweb : Et pourtant vous n’aviez pas particulièrement vécu au Bénin ?

Lionel Zinsou : Né en France, élevé en France, longtemps empêché d’aller au Bénin pour des raisons politiques liées à ma famille, j’étais en quelque sorte un Béninois virtuel. Mais je voulais tout de même me garder la possibilité de rentrer au Bénin. D’où mon choix de devenir universitaire. Pourtant à l’époque, sortir de l’ENA promettait à une grande carrière. Il y avait énormément de modèles qui incitaient à faire l’ENA, comme celui de Laurent Fabius, normalien et énarque, qui deviendra le plus jeune Premier ministre de la V° République à 36 ans, et dont tout le monde savait, même quand il avait 28 ans et était mon professeur à l’ENS, qu’il aurait une grande carrière. Mais cela ne m’intéressait pas. A la place, j’ai préféré étudier l’histoire économique, notamment l’histoire de la création du Franc CFA et de la monétarisation de l’Afrique de l’ouest. Le plus intéressant était pour moi l’interface entre l’histoire et l’économie. C’est ainsi que j’ai fait un peu d’économie à Villetaneuse, puis à Sciences Po avant de passer l’agrégation de sciences économiques et sociales. J’ai d’abord échoué à cette agrégation, n’ayant jamais fait de sociologie et que très peu d’économie et de statistiques. Je l’ai repassée en me préparant mieux, et j’ai été reçu premier à cette agrégation en 1978.

Terangaweb : Et vous êtes ensuite allé enseigner l’histoire économique ?

Lionel Zinsou : Non pas directement. Après l’agrégation, je suis parti à la London School of Economics (LSE) pendant deux ans au cours desquelles j’ai continué à étudier l’histoire économique tout en étant lecteur en français. Je garde de très bons souvenirs de cette période pendant laquelle je me suis d’ailleurs marié.

A mon retour en France en 1981, j’ai été nommé assistant en économie à l’université Paris XIII. Etant donné que ce travail me permettait de dégager assez de temps libre, j’ai occupé entre 1981 et 1983 divers autres emplois à temps partiel. J’étais notamment professeur à l’ENA et à l’ENSAE. J’ai eu dans ce cadre beaucoup d’étudiants qui sont aujourd’hui devenus des préfets ou des économistes réputés… J’ai aussi travaillé à cette période comme chargé d’études au Ministère de l’Industrie et comme économiste à la Banque Paribas (aujourd’hui BNP Paribas). J’ai même été pigiste dans un journal le dimanche. En réalité j’ai fait beaucoup de mi-temps un peu partout. Il faut dire que je n’avais jamais vu que des gens qui travaillaient énormément et du coup j’ajoutais toujours davantage de travail à mon emploi du temps d’assistant à l’université.

Terangaweb : Après cette période très dynamique, vous avez eu une expérience particulière auprès de Laurent Fabius…

Lionel Zinsou : Oui je travaillais déjà avec le ministre de l’industrie Laurent Fabius (qui avait d’ailleurs déjà été mon professeur à l’ENS Ulm) lorsqu’il a été nommé Premier ministre par François Mitterrand en 1984. Je lui ai servi de plume à Matignon. J’étais parallèlement maître assistant à l’ENS Ulm car la tradition à Matignon est que les universitaires continuent de garder leurs fonctions et de faire leurs cours..

Il y a toujours eu des universitaires à Matignon, regardés parfois avec condescendance par les énarques, mais tolérés. Je partageais mon étage avec Monsieur Joliot, petit-fils de Marie Curie. Mon expérience à Matignon a été très passionnante : la situation politique en 1984 n’était pas très bonne, on savait que cette expérience allait s'interrompre en 1986. Quand on croit que cela va durer toujours, on a moins de sérénité. A Matignon, il est sain de savoir que cela ne va pas durer ; il n’y a pas de déchaînement des ambitions. Comme j’avais un métier proche du  Premier Ministre, celui d’écrire ses discours, je le voyais souvent. C’est une fonction, celle de « l’agrégé sachant écrire » (la formule est du Général De Gaulle lorsqu’il appelait à ses côtés Georges Pompidou), qui a toujours été occupée dans l’histoire de la V° République en France, notamment par Georges Pompidou ou Alain Juppé. Cela m’a permis aussi d'observer le spectacle du pouvoir auquel j'avais déjà été exposé au Bénin. J’étais l’enfant de ma génération le plus proche de mon oncle. J’avais 14 ans quand il est arrivé aux affaires et 16 ans quand il a été renversé. J’avais 28 – 30 ans à Matignon. De ces expériences politiques, j’ai conçu du respect pour les personnes qui exercent le pouvoir mais je n’ai éprouvé  aucune fascination ni désir d’exercer moi même le pouvoir politique.

Terangaweb : Cette expérience à Matignon a été intéressante mais aussi courte. En 1986, le Parti Socialiste perd les élections législatives et Jacques Chirac devient Premier Ministre. Vous quittez donc naturellement Matignon. Quelle a été l’étape suivante de votre carrière ?

Lionel Zinsou : En 1986, j’étais censé me consacrer à plein temps à mon métier de Professeur. J’ai cependant demandé deux ans de disponibilité. J’ai alors rejoint l’entreprise Danone.  J'y ai passé 11 ans. Chez Danone, j’ai d’abord travaillé comme contrôleur de gestion en charge notamment du budget et du plan. Puis j’ai eu la responsabilité d’un groupe de filiales anglaises avant de m’occuper du développement international du groupe puis d'une branche. A la retraire du fondateur Antoine Riboud, au bout de onze ans dans l'industrie, j’ai décidé de changer d’entreprise.

Je suis alors allé, encore pour 11 ans (à partir de 1997) à la banque d’affaires Rothschild où j’étais patron du secteur des Biens de consommation, puis de la division Afrique-Moyen-Orient, et Associé-gérant. Je m’occupais du secteur que je connaissais le mieux, l’agro-alimentaire, et de l’Afrique qui à l'origine n’intéressait personne si ce n'est David de Rothschild lui-même. Depuis 1997, je leur disais que les marchés émergents allaient finalement émerger, et qu’on devait continuer à s’y intéresser. Ils m'ont suivi.

Je me suis ensuite laissé détourner en 2008 pour aller chez Paribas Affaires Industrielles (PAI), grande maison d’investissement, où je suis rentré au comité exécutif. J’étais N°3 de PAI Partners pendant la crise financière qui a conduit beaucoup de maisons de finance à changer de top management, y compris PAI. En août 2009, je me suis retrouvé à la tête de ce fonds un an après y être rentré.

Terangaweb : Et comment est ce que votre nomination à la tête du plus grand fonds d’investissement français a-t-il été accueilli ? 

Lionel Zinsou : L’establishment financier n’est ni raciste ni xénophobe en France, mais il n’est pas non plus très favorable à la diversité. Il y a eu certains  d’articles sur le thème « il est arrivé aux affaires par un putsch, ce qui s’explique par ses gènes béninois » ; « ce garçon,  dont la famille est arrivée au pouvoir par un coup d’Etat,  reproduit la même chose chez  PAI » (rires) comme le disait un article du Financial Times. La diversité reste une exception. La France, un peu à ma surprise, est plutôt moins ouverte que les pays anglo-saxons, parce que le politiquement correct oblige à prendre des précautions en terme de diversité en Grande Bretagne et aux Etats-Unis qu’on ne prend pas en France. Cela a été une expérience nouvelle pour moi. Subjectivement, je me suis toujours perçu comme ayant réussi  des concours,  tout se passait en fonction du mérite, sans qu’on me demande comment je m’appelais ni d’où je venais . Cela m’a donc étonné qu’on s’interroge sur mes compétences, et qu’on parle d’une arrivée illégitime. Mais il fallait bien que quelqu’un s’occupe de cette entreprise ce que ne pouvaient plus faire les deux premiers patrons qui avaient subi  la crise.

Terangaweb : Et en quoi consiste votre travail au sein de PAI Partners ? 

Lionel Zinsou : Je dirige PAI Partners qui est le plus grand Fonds d’investissement français et l’un des premiers européens. On achète des entreprises, on les développe, et on les revend. C’est ce que l’on appelle du private equity ou en français du capital investissement. Des centaines de grands investisseurs institutionnels nous prêtent de l’argent pour dix ans, et nous devons  le rembourser avec un taux de rendement important. C’est un métier plus ou moins mal aimé, perçu parfois comme le comble du capitalisme. Dans l’image courante de ce métier, on dit qu’on endette très fortement les entreprises, et que grâce à cet effet de levier, nous dégageons des plus-values trop importantes pour les investisseurs. On croit souvent que nous sommes à la recherche de rémunérations et de profits extrêmes, anormaux, et cela en compromettant l’avenir industriel des sociétés concernées. Tout cela est absurde, mais c’est comme cela que l’on est perçu dans certains pays comme la France et l’Allemagne, moins en Grande Bretagne et aux Etats-Unis et pas du tout en Chine, en Inde, en Afrique,  et dans les pays émergents qui sont demandeurs de fonds propres et d'actionnaires très professionnels. L’idée de collecter de l’épargne longue pour l’investir dans le développement d’entreprises est essentielle pour le développement économique d’un pays, c’est d’ailleurs le chaînon manquant du financement des pays en voix de développement.

J’ai servi un gouvernement socialiste en France, j’ai des engagements de gauche. J’ai créé une fondation au Bénin, et donc je n’ai pas trop l’image du capitaliste assoiffé de sang. Cela brouille un peu les cartes. Mon portrait fait par le journal Le Monde lorsque j’ai pris les rennes de PAI Partners s’intitulait « Le financier paradoxal ». Je pense que je fais un métier extrêmement utile. Ce n’est pas un métier financier court-termiste. En dix ans, on a le temps de transformer une entreprise industrielle et de la revendre en ayant créé beaucoup de valeur, comme nous l'avons montré récemment avec Yoplait. Voilà mon métier. Il se développe très vite en Afrique.

Propos recueillis par Emmanuel Leroueil, Nicolas Simel Ndiaye et Tite Yokossi 

Pourquoi il faut changer de posture de pensée et d’action – et adopter l’afro-responsabilité

Dans la série de nos articles en vue de la conférence du 30 mai, la rédaction publie à nouveau cette tribune d'Emmanuel Leroueil paru initialement en 2013 : vibrant appel à l'adoption de l'Afro-responsabilité comme moteur de changement de paradigme pour la jeunesse.

1692510_6980742_800x400Qu’est ce que l’Afrique subsaharienne peut apprendre des expériences contestataires/refondatrices qui ont secoué le monde ces deux dernières années ? Sans doute qu’il ne suffit pas de protester au sein de l’espace public pour construire une alternative politique répondant aux préoccupations légitimes des manifestants. La solution tient en un mot : organisation. 

L’agitation mondiale récente est le résultat d’une situation inédite : une jeunesse nombreuse, éduquée, connectée, qui fait face à une situation sociale et économique particulièrement difficile : un niveau d’inégalités économiques effarant, une barrière à l’entrée du monde du travail pour une portion significative des jeunes, une fossilisation de la société au détriment de ses forces vives. Alors même que l’Afrique et les sociétés arabes sont censées bénéficier du « dividende démographique », avec l’arrivée d’une cohorte de nombreux jeunes éduqués en âge de travailler, les conditions de réalisation et d’épanouissement de ces individus sont compromises dans le cadre actuel du système social et économique où ils évoluent. Le changement est donc nécessaire. Mais les Subsahariens qui souhaitent réformer leur société au Burkina Faso, au Cameroun, au Congo, en Ouganda, au Soudan ou ailleurs gagneraient à tirer des leçons du « printemps arabe » ainsi que des mouvements « Occupy… » qui ont rassemblé des jeunes aux Etats-Unis, en Espagne ou en Israël, protestant contre le niveau des inégalités et leur horizon bouché.

Dans tous ces cas, des mobilisations d’une ampleur historique ont abouti à des résultats contrastés. En Egypte et en Tunisie, deux des cas les plus emblématiques, le renversement du pouvoir en place a profité avant tout à la force politique alternative la mieux organisée de ces sociétés : les islamistes du mouvement des frères musulman et du parti Ennahda. Bien que les militants de ces mouvements n’aient pas été les protagonistes des révoltes, ils se sont révélés les mieux à même d’occuper le vide laissé par les anciens pouvoirs. Les jeunes urbains fers de lance de la révolte, qu’ils soient pauvres ou issus de la classe moyenne, ont péché par manque d’organisation militante, par manque de discours englobant et mobilisateur, par manque de leadership et de confiance en eux.

Les jeunes manifestants en Europe et aux Etats-Unis ont eux péché par « nombrilisme ». Ils ont confondu le moyen – occuper l’espace public par des manifestations, des sit-in – et la fin – obtenir des changements politiques. Ils ont refusé de s’organiser en mouvement politique au nom de principes anarchistes qui sont les symptômes de leur défiance vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent. Cette posture de défiance ne fait que les marginaliser encore plus. Le mouvement « Occupy Wall Street » a souffert également du défaut de l’ « intellectualisme », ce plaisir qu’ont certain à s’entendre parler, à rendre nébuleux ce qui est clair, à rendre élitiste des causes populaires.

Les Subsahariens cumulent tous ces défauts : le manque d’organisation, l’ « intellectualisme » et le « nombrilisme ». Un nombrilisme qui s’exprime différemment : à l’optimisme individuel (il est possible de s’en sortir soi-même si on est courageux, malin et qu’on se débrouille bien – avec l’aide de Dieu…), fais face le pessimisme collectif (il n’est pas possible de changer la société et le système dans lequel on vit, ce sont toujours les puissants qui vont dominer, les tares de la société resteront toujours les mêmes, etc.).

L’ « intellectualisme » africain est lui assez banal. Il prend l’apparence de discours pompeux et creux tenus à longueur de journée par des tribuns dont on se sait s’il faut en rire ou en pleurer. Il prend également la forme d’un retrait de la vie politique – l’intellectuel ne devant pas se salir dans le marigot politique – qui peut parfois être interprété comme une démission. Une démission d’autant plus facile quand le discours critique porte quasi exclusivement sur la domination de l’Afrique par les puissances impérialistes qui seraient omnipotentes et face auxquelles les acteurs africains ne seraient que des pantins sans marge de manœuvre. C’est le sempiternel refrain sur la « françafrique » par exemple : rien ne serait possible (réformer par exemple l’espace monétaire de la zone CFA), tout se joue à l’Elysée et Matignon, les dés sont pipés, etc. C’est sans doute la principale faiblesse du courant intellectuel altermondialiste africain, qui s’articule principalement sur la critique des puissances impérialistes étrangères et pas assez sur l’organisation des forces sociales africaines. Un discours qui finit par déresponsabiliser les premiers protagonistes de l’histoire continentale : les Africains. Il leur revient pourtant de s’organiser pour inverser les rapports de force et se frayer leur propre chemin au sein du système mondial, comme le font tant d’autres sociétés en Amérique latine et en Asie.

Le manque d’organisation est aberrant : dans la plupart des pays africains, il n’y a pas de mouvement aussi structuré que les frères musulmans – avec un corpus cohérent d’idées, une organisation, des militants – qui soit une force politique alternative au régime en place. De ce fait, le vide du pouvoir appelle des « hommes providentiels », malheureusement souvent des personnages médiocres et opportunistes (Dadis Camara, le capitaine Sanogo et tant d’autres chefaillons militaires avant eux). Nous nous demandions en 2011 si le « printemps arabe » allait passer la barrière du Sahara et venir bousculer tous ces chefs d’Etat à qui il faut dire dégage… La plupart des pouvoirs les plus décriés en Afrique n’ont pas une assise solide. Leur chute ne saurait tarder, qu’elle se fasse de manière pacifique et naturelle, ou de manière violente et forcée. Mais l’alternative politique est-elle prête ?  

Pas encore. Il est donc plus que jamais urgent de s’organiser. De mobiliser les femmes, les hommes et les idées qui porteront le courant progressiste de l’Afrique de demain. De les mobiliser non pas sur des slogans creux, mais sur des idées pratiques. 

L’afro-responsabilité : une nouvelle posture de pensée et d’action pour construire une alternative positive

C’est ce à quoi souhaite répondre l’afro-responsabilité : placer les Africains au centre du jeu et construire une alternative politique progressiste et efficace, qui réponde aux besoins de sécurité, d’emploi, de prospérité et de fierté que réclament légitimement des centaines de millions d’Africains.

A Terangaweb – l’Afrique des idées, nous avons depuis deux ans cherché à poser les bases de réflexion de cette alternative. Notre cadre de réflexion s’est d’emblée posé à l’échelle continentale et sous-régionale : la solution ne viendra pas de l’échelon national, parfois trop petit, parfois trop bancal. Il faut trouver une solution par le haut : les échelons sous-régionaux (UEMOA, CEMAC, EAC, SADEC) semblent plus pertinents pour mobiliser les ressources humaines, financières, militaires et symboliques nécessaires pour combler le retard en infrastructures, permettre aux entreprises d’avoir accès à des marchés élargis et compétitifs, asseoir la position de l’Afrique dans le monde. L’échelon sous-régional devrait aussi mettre fin à l’émiettement de l’Afrique : l’harmonisation des règles du droit, des modalités de la compétition politique, la libre-circulation des personnes, devraient permettre d’éviter à l’avenir la succession de petits sultanats locaux (la Gambie, la Guinée-Bissau) au fonctionnement douteux, et rendre quasiment impossible la contestation du pouvoir central par des forces locales, comme on l’assiste encore aujourd’hui en Centrafrique. Cela ne signifie bien entendu pas la fin de l’échelon national, et encore moins des échelons locaux. L’expansion démographique des villes africaines appellent au contraire un renforcement sans précédent des pouvoirs locaux. Il s’agit de mettre en place un système articulé de prise de décision à l’échelon pertinent, dans un cadre de règles harmonisées au niveau sous-régional.

Nous nous proposons de relancer le projet panafricaniste sur des propositions concrètes (mise en place par exemple d’un système de droit panafricain avec une Cour suprême dont les arrêtés s’imposeraient à l’ensemble des juridictions nationales). Le défi consiste aujourd’hui à donner du souffle à ces idées ; à rassembler des personnes qui militent pour qu’elles deviennent réalité. Des personnes qui seront prêtes à remplacer au pied levé des pouvoirs dépassés et à construire une autre alternative historique. Tel est l’ambition que nous nous fixons. Tel est le défi que l’époque pose à notre génération.  

Emmanuel Leroueil

Diary of a trainee entrepreneur

My name is Emmanuel Leroueil. I am a strategy consultant based in Gabon and I have worked in other African countries too. A few years ago, I took part in the creation of Terangaweb – l’Afrique des Idées. Since I moved to Africa about a year and a half ago, I did not contribute to the website and the association as much as I would want to because I could not put my "ideas" into "action". It was easier for me to write and talk about Africa when I was not living there. Now that I am back, I am busy with many activities and I feel like I do not have enough energy to take part in the debate. This «Diary of a trainee entrepreneur» is an attempt to put my "ideas" into "action". I dedicate it to Réassi Ouabonzi, for his constant commitment.

My vision of entrepreneurship in Africa

Like many profesionals such as bankers, consultants and corporate lawyers, I have studied business plans of large, medium and small companies. With my work, I have observed that older companies have a sustainable economic performance but have difficulties to grow. Business creation is very important for the development of the economy of African countries.

Having an entrepreneurial mindset, I want to help meet the challenges faced by many countries on the continent such as the creation of jobs in a context of demographic explosion and the creation and redistribution of wealth. The creation of dynamic companies is a major concern. Here are some ideas I want to share with you to improve the current situation.

1) Focusing on simple businesses addressing people’s basic needs (production of vegetables, bakery, chicken farming, cooking, etc.) on existing markets, and on businesses where the production/sale cycle can be improved.

Investment in these sectors might seem logical. However, there are two main trends that I have observed.

The first and most common one is that small African investors systematically invest in usual small businesses without improving them. For instance, in the taxi business, everybody knows the price of a standard car to make a cab (between 2 and 3 millions CFA Francs for a second-hand car bought in Gabon). Everyone knows how the taxi-industry business model works. The taxi driver rents the car and pays a pre-determined amount of money. He keeps the remainder but if he does not earn enough money, he has to pay the amount regardless. This amount is known and the risks and profitability are quite low (around 75 000 CFA Francs per week in Gabon). In ten months, this investment becomes profitable while the market continues to absorb the increase of the offer. This example can be applied indefinitely, like the trend of telecenters (public payphones in the 1990s) or cybercafés, etc. Most real estate investments are similar to this model. These small businesses create extra wealth but do not really have any ripple effect on the rest of the economy. There is no increase in productivity.

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A second trend that appeared more recently in Africa, is followed by the majority of start-up incubators. It gives priority to companies focusing on innovating or often non-existing segments: services linked to telecoms or Internet, sustainable energies or creation of high technology devices. Of course, some of these business models can succeed and are useful to both economy and society. However, they are riskier for investors since demand usually has to be created, flexibility has to be acquired for the product to meet with clients demands. Furthermore, economic and operational balance has to be reached in order to develop the company without using existing ideas… Undoubtedly, these start-ups have high failure rates.

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In Africa, there is always loads of opportunities in simplest sectors where consumers demand already exists. We can bring some improvements and professionalise their organization because the competitors are often informal or under-productive. It is necessary to distinguish oneself from existing offers by implementing small innovations. There are multiple change levers: more efficient production tools, different distribution/sale channels that are closer to the customers, superior quality requirements and improved marketing of the products… These small innovations provide an added value to consumers and, eventually, to society. Nevertheless, the main interest of these businesses is to be able to make a quick scale change, and then to have an easily replicable model.

2) Choosing duplicable and suitable industrialization projects right from the start.

More concretely, it means that if you want to create a bakery, you should already start thinking about a "pilot project" to open a second, third, fourth store. And you have to take into account the failures and successes of the first project. This ambition is the best way to bypass the issue of access to funding that are decisive for African entrepreneurs (http://www.omidyar.com/insights/accelerating-entrepreneurship-africa-report). The ideal solution is to start the pilot project with your own funds. Thus, it is important to choose a business where the initial investment is not too high and where it is possible to progress gradually. The pilot project's income flows must then allow to partially fund the second investment wave (requiring businesses with short incomes cycles and positive cash flows). Above all, they have to allow the production of accounting data on the relevance of the project’s economic model, and activity history, which will help to attract investors (private equity) or convince bankers to give access to credit.

Of course, the duplication of the pilot project will not be easy since new issues can arise. How to store a bigger production? How to distribute a bigger production? How to replicate the model on new geographical markets? How to face embezzlement/malpractice with empowered teams and a weak creator/investor control? These difficulties are real and are part of the growth path for any actual and upcoming business in Africa. But they can be overcome.

Based on these ideas, I launched my own business creation project a month ago.

I plan to implement intensive greenhouse vegetable production around Kigali in Rwanda.

This Diary of a trainee entrepreneur is an opportunity for me to share this experience and the practical lessons I will learn with readers interested in business creation in African countries. The next post will provide details on the investment I made for this project, and will show how it will apply the ideas mentionned in this article.

Translated by Olivia Gandzion

Three development lessons from Asia

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Much has been said about the Asian “miracle”. Countries like South Korea and Taiwan had between the fifties and the sixties levels of development similar to those of Ghana and Nigeria, and the following decades the Asian “Dragons” and the “Tigers” initiate a forced march to catch up with the developed world economically. A number of analysts welcomed the “enlightened dictatorship” of Asian leaders like Lee Kwan Yew (Singapore) or Park Chung Hee (South Korea) as the decisive factor of the catching-up process. By contrast, Africa was plagued by malicious or obscurantist dictators (Bokassa, Mobutu, Idi Amin Dada, Robert Mugabe, and the list goes on) who have led the continent to its bankruptcy. Is development a question of leadership after all? This theory that is still being defended by many supporters is simplistic in many respects. It reduces politics, which is the conduct of affairs in complex societies, to a matter of individuals, ethics and good intentions…

The essay of the economist Joe Studwell, « How Asia works » should then be welcomed in more ways than one. The author gives an explanation to the success of North-eastern Asia (Japon, South Korea, China, Taiwan) and the relative failure of South Asia (Thailand, Malaysia,  Indonesia, Philippines) through three policies which are, in his view, pivotal in the development process of a Nation.

According to Joe Studwell the structural transformation of North-eastern Asia economies is the result of a recipe made of three ingredients: free the agricultural potential of a country by the redistribution of lands in order to set a rural capitalist agriculture, reinforced by an affirmative development of support services (access to inputs and loans, efficient storage and distribution infrastructures); upgrade without delay the industrial value chain with state-of-art technologies and techniques to modernize domestic industry, with a state-driven and proactive policy compelling national entrepreneurs to take part to that effort in favor of modernization and international competitiveness; to use finance as a tool in service of the achievement of the two previous objectives and overlook short-run profits, profuse in speculative activities (land rent, property speculation) to prioritize long-term objectives like  the mastering of state-of-art industrial technologies. Those lessons from Asia are in contradiction with certain dogmas conveyed by the liberal vulgate especially by pleading for a preeminent state intervention in periods of economic catching up at the expense of the invisible hand of the market, short-termist interests of shareholders of developing firms being potential barriers to structural transformation.

Joe Studwell sees structural transformation of agriculture as the first ingredient of that Asian magic formula since the agricultural sector is employing a large majority of the population in poor countries. The transition from agrarian feudal societies to modern societies generally  goes, according to Studwell, through the stage of an intensive and productive agriculture on small plots of land (market gardening, peri-urban or subsistence agriculture) conducted by rural modest landowners. It would permit to increase the productivity of the largest category of workers with an impact on the global productivity of the country´s production factors. The result will come as a first accumulation of capital by this class of rural growers which will fuel a first consumption market and permit the emergence of a more important class of entrepreneurs. This transition was made possible, in most cases, by ambitious land reforms splitting the huge fields, property of big feudal landowners (Japan, South Korea, China, Taiwan) in plots of land (3 to 5 ha) redistributed to modest growers; conversely South Asian countries such as the Philippines, Malaysia, Indonesia still have not conducted land redistribution policies: hence big landowners are living from cash crops in large plantations (sugar cane, rubber trees, oil palm) enhanced by poor farm workers, with little effect on the economy and the emergence of a rural middle-class.

The second lever of success is the industrial transformation of the economic fabric, supported by a technological upgrading and added-value production processes. Joe Studwell pointed out that in the Asian cases, state intervention is crucial_ either by the means of creating state-owned corporations (China), either through the orientation and the framing of private firms (South Korea)_ in order to encourage, protect and drive the emergence of national industrial champions. The author brilliantly illustrates what makes the strength of Asian industrializing policies, in comparison with the failures of countries like Algeria. The condition for success of industry creation policies is to implement competition between several national operators and the inescapable export of their products (evidence of competitiveness in the international markets) both conducted by North-Eastern Asia.

Governments had no hesitation in forcing mergers of least competitive firms, later integrated to more viable groups.  For instance the growth of the electronics group Huawei went through the repurchase at a discount of less-seasoned competitors specialized in other market segments, and which thrived under the shade of Huawei.

In addition, State funding granted to domestic industries are linked to performance indicators indexed to industrial operators’ ability to sell their production abroad. The recipe for success lies in protecting domestic industries in their early years but also to establish an internal and external pressure to keep only the most competitive and not support lame ducks. Joe Studwell explains that the reasons why Soviet and Indian industries failed (before the reforms of 1991) are not to be found in public ownership of capital but in the lack of both competition in domestic markets and exports.

In the financial sector, Joe Studwell advocates a strong state control. In countries with low incomes, it is essential to allocate the little available capital to two main objectives: a rural intensive agriculture and an autochthonous modernizing industry, the two keys that put North-Easter Asia on track.

The examples coming from South Asia, by contrast, illustrate the noxious effects of a liberalized financial system, in the hands of a rentier class ( major landowners and oligarchs), either belonging to world finance or driven by easy and short-term profits which do not always meet development objectives. The volatility of foreign investments which led to the 1997 Asian crisis is distinct from long-term investments of national banks. As for the banks serving oligarchic interests, they particularly funded the housing bubble and speculative activities which did very little for the structural transformation of those countries.

The 1962 decree establishing the New Bank of Korea, under the tutelage of the Minister of Finance, had made this central bank a pivotal tool in the service of real economy designed according to development objectives, without falling in the trap of unrestricted money printing like many African countries. Preferential loans granted to domestic industries depended on the international clients’ credentials national operators were due to produce to prove their competitiveness on world markets. Banks which granted loans to those operators in order to fund their pre-purchased production abroad could refinance themselves from the central bank at below-market rates. Such measures will substantially contribute to the onset of a heavy industry in South Korea, followed by a state-of-art technology industry. The competitiveness of the South Korean operators-creditors permitted the sustainability of national debt. The 1997 crisis will eventually stabilize the South Korean economic landscape by sparing only the most economically and technologically viable operators.

 « How Asia works » is an essay which rehabilitates State action in the phase of economic emergence. Although the State is crucial in the process, it does not have a central and omnipotent role; it is stronger in its position as a regulator than as an economic agent. It is expected to make the rules fair, its strength should be oriented towards efficiency to take the best of private actors in order to reach the objectives of public welfare. An Asian lesson that could inspire several African countries striving towards emergence.

 

Translated by Ndeye Mane Sall

Trois leçons venues d’Asie dont l’Afrique pourrait s’inspirer

98842212Beaucoup a été dit sur les raisons du « miracle » asiatique. Alors que dans les années 1950-1960, des pays d'Asie comme la Corée du Sud ou Taiwan avaient des niveaux de développement quasi similaires à ceux de pays africains comme le Ghana ou le Nigeria, les décennies suivantes ont vu les « dragons » puis les « tigres » asiatiques entamer à marche forcée un processus de rattrapage économique du monde développé. Un certain nombre d’analystes ont salué la « dictature éclairée » de dirigeants asiatiques comme Lee Kwan Yew (Singapour) ou Park Chung Hee (Corée du Sud) comme étant le facteur décisif de ce rattrapage. A contrario, l’Afrique aurait souffert de dictateurs malintentionnés et/ou mal-éclairés (Bokassa, Mobutu, Idi Amin Dada, Robert Mugabe, etc.) qui l’auraient conduit à sa perte. Le problème serait donc une question de leadership. Cette théorie, qui trouve encore un très grand nombre de partisans, est simpliste à plus d’un titre. Elle réduit la politique, à savoir la conduite des affaires de sociétés complexes, à une question d’individus, de morale et de bonnes intentions.

L’essai de l’économiste britannique Joe Studwell, « How Asia works », est donc à saluer à plus d’un titre. L’auteur y explique le succès des pays d’Asie du Nord-Est (Japon, Corée du Sud, Chine, Taiwan) et l’échec relatif des pays d’Asie du Sud (Thailande, Malaisie, Indonésie, Philippines) au regard de trois politiques publiques, à son sens décisives dans le processus de développement économique d’une Nation.

Selon J. Studwell la transformation structurelle des économies d’Asie du Nord-Est est le résultat d’une recette à trois ingrédients :

  • la libéralisation du potentiel agricole par la redistribution des terres de sorte à faire émerger une agriculture capitaliste rurale, soutenue par des politiques de services d’accompagnement (accès aux intrants et aux crédits, infrastructures de stockage et de distribution) ;
  • la remontée sur la chaîne de valeur industrielle par l’acquisition à marche forcée des techniques et technologies de pointe par l’industrie nationale, à travers une politique proactive de l’Etat forçant les entrepreneurs nationaux à concentrer leurs efforts dans l’acquisition de ces technologies et la compétition internationale ;
  • l’orientation de la finance pour la réalisation prioritaire des deux objectifs précédents, au détriment de profits à court termes supérieurs dans des activités spéculatives (rente foncière, spéculation immobilière) pour privilégier des objectifs de plus long terme comme la maîtrise des technologies industrielles de pointe.

Ces leçons venues d’Asie contredisent un certain nombre de dogmes véhiculés par la vulgate libérale, notamment en réaffirmant la prééminence d’une intervention étatique forte dans les phases de rattrapage économique, au détriment de la main invisible du marché, les intérêts court-termistes des détenteurs de capitaux dans les sociétés en voie de développement pouvant se révéler des entraves à la transformation structurelle.

Pour Joe Studwell, le premier ingrédient de la recette miracle asiatique est la transformation structurelle de l’agriculture, qui emploie la majorité de la population dans les pays pauvres. La transition de sociétés agraires féodales vers des sociétés modernes passe généralement, selon l’auteur, par l’étape d’une production agricole intensive sur de petites surfaces (maraîchage, culture périurbaine, agriculture vivrière), portée par une classe de petits propriétaires terriens ruraux. Cela permet d’augmenter la productivité de la catégorie la plus large des travailleurs, avec un impact fort sur la productivité globale des facteurs de production du pays. La résultante est une première accumulation de capital par cette classe de cultivateurs ruraux, qui alimente un premier marché de consommation et permet l’émergence d’une classe importante d’entrepreneurs. Cette transition a été rendue possible, dans la plupart des cas par d’ambitieuses réformes agraires redistribuant les terres des grands propriétaires terriens féodaux (Japon, Corée du Sud, Chine, Taiwan) en de petites parcelles (3 à 5 ha) distribuées au plus grand nombre ; à contrario, les pays d’Asie du Sud comme les Philippines, la Malaisie, l’Indochine, n’ont toujours pas, à ce jour, mené ces politiques de redistribution des terres. De ce fait, de grands propriétaires terriens vivent de culture de rente dans de grandes plantations (sucre, hévéa, palmier à huile) mises en valeur par des ouvriers agricoles pauvres, avec peu d’effet d’entraînement sur l’économie et en empêchant l’émergence d’une classe moyenne rurale.

Le deuxième levier du succès est la transformation industrielle du tissu économique, avec une montée en gamme technologique et une remontée sur la chaîne de valeur des processus de production. Joe Studwell remarque que dans les cas asiatiques, la main de l’Etat est déterminante – soit à travers la création de sociétés publiques (Chine), soit à travers l’orientation et l’encadrement fort des sociétés privées (Corée du Sud) – pour inciter, protéger et orienter l’émergence de champions nationaux de l’industrie. L’auteur illustre avec brio ce qui fait la force des politiques industrialisantes asiatiques, comparativement aux échecs qui ont pu être enregistrés dans des pays comme l’Algérie par exemple. La condition du succès d’une politique de création d’industrie, est la mise en concurrence de plusieurs opérateurs nationaux et l’impératif d’exporter leurs produits (signe de compétitivité sur les marchés internationaux) mis en œuvre en Asie du Nord-Est.

Dans ces pays, les Etats n’ont pas hésité à mener des opérations de fusions forcées des entreprises les moins compétitives, intégrées aux groupes les plus compétitifs. La croissance du groupe d’électronique chinois Huawei s’est ainsi caractérisée par le rachat au rabais d’une multitude de compétiteurs moins aguerris, présents sur d’autres segments de marché, et redynamisés dans le cadre de la gestion Huawei.

De même, les financements d’Etat accordés aux industries nationales sont liés à des indicateurs de performance qui suivent notamment la capacité des opérateurs industriels à écouler leur production à l’étranger, signe de leur compétitivité. Il en ressort que la recette du succès consiste certes à protéger au début son industrie nationale,  mais également à la mettre sous tension permanente, interne et externe, afin de ne soutenir que les opérateurs les plus compétitifs, et de ne pas financer des canards boiteux. Pour Joe Studwell, le facteur décisif expliquant l’échec de l’industrie soviétique ou indienne (avant les réformes de 1991), n’est pas à chercher du côté de la propriété publique des capitaux, mais du côté de l’absence de mise en concurrence sur les marchés nationaux et de focus sur les exportations (compétitivité internationale) des industries de ces pays.

Dans le secteur financier également, Joe Studwell plaide pour un contrôle fort par la puissance publique. Selon lui, dans le contexte de pays à faible ressource, il est vital d’allouer le peu de capitaux disponibles en direction des deux objectifs précédents : une agriculture rurale intensive et une industrie autochtone en dynamique de rattrapage technologique. Selon l’auteur, c’est l’alignement stratégique du système financier aux objectifs d’agriculture intensive et d’industrie nationale qui a permis le développement au rythme accéléré sans précédent de l’Asie du Nord-Est.

Les exemples d’Asie du Sud montrent par contre les effets nocifs d’un système financier libéralisé, souvent aux mains soit d’une classe rentière (les grands propriétaires terriens et les oligarques), soit de la finance mondiale, à la recherche de gains faciles et de courts termes qui ne correspondent pas toujours aux objectifs de développement. La volatilité des investissements étrangers, ayant conduit à la crise asiatique du 1997, tranche ainsi par rapport aux investissements à long termes des banques de développement nationales. Quant aux banques aux mains des oligarques, elles ont servies à financer prioritairement une bulle immobilière et des activités spéculatives de court terme qui n’ont que peu concouru à la transformation structurelle de ces pays.

how-asia-worksA contrario, le décret de 1962 instituant la New Bank of Korea, sous la tutelle du Ministère des Finances, a fait de cette banque centrale un instrument de financement de l’économie réelle aligné aux objectifs de développement du pays, sans tomber dans les travers africains de la planche à billet. En effet, les prêts préférentiels accordés aux industries nationales dépendaient de la capacité des opérateurs à produire des lettres de créance de clients internationaux, et donc à prouver leur compétitivité sur les marchés internationaux. Les banques qui prêtaient à ces opérateurs pour financer leur production préachetée à l’étranger pouvaient se refinancer quasiment à taux zéro auprès de la banque centrale. Ce type de mesure va grandement contribuer à accélérer la constitution d’une industrie lourde en Corée du Sud, suivie ensuite d’une industrie de technologie de pointe. La conditionnalité de la compétitivité des opérateurs créditeurs sud-coréens a permis d’assurer la soutenabilité de la dette nationale. La crise de 1997 finira d’assainir le paysage économique sud-coréen, en ne laissant survire que les opérateurs les plus solides économiquement et technologiquement.

« How Asia works » est un essai qui réhabilite l’action de l’Etat dans la phase d’Emergence économique. Si l’Etat y joue un rôle stratégique, il n’y joue toutefois pas un rôle centralisateur et omnipotent ; l’Etat est plus fort dans son rôle de régulateur que dans son rôle d’acteur économique. Sa force est de mettre en place des règles du jeu équitable, tournée vers l’efficacité, qui incite les acteurs privés à donner le meilleur d’eux-mêmes pour l’atteinte d’objectifs de salut publique. Une leçon venue d’Asie qui pourrait justement inspirer les nombreux Etats africains qui désirent émerger à leur tour.

Emmanuel Leroueil

2014 dans le temps court et le temps long

20142014 ne débute pas sous les meilleurs auspices pour l’Afrique. Pour ne reprendre que les titres qui font l’actualité : début de guerre civile au Sud-Soudan ; guerre civile en République Centrafricaine ; tentative de coup d’Etat en RDC ; situation institutionnelle bloquée en Tunisie ; situation politique délétère en Egypte… Et il faudrait encore citer des réalités moins visibles mais non moins réelles, comme le climat de défiance entre les citoyens et leurs représentants politiques dans nombre de pays africains, au premier rang desquels le géant Sud-africain ; la proportion quasi industrielle et systématique des détournements de biens publics dans certains pays, comme l’a illustré en fin d’année 2013 le scandale au Malawi ayant occasionné la révocation du gouvernement ; un marché de l’emploi qui reste encore trop faible et trop fermé face aux arrivées toujours plus nombreuses de jeunes diplômés. 

Mais le plus pernicieux des maux qui guettent l’Afrique est peut-être le manque de créativité et d’innovation. La créativité et l’innovation ne peuvent être l’apanage de l’art et de la fiction ; ils doivent aussi être le ciment de l’action dans notre réalité, sociale, économique et politique. Il y a tellement de choses qui pourraient marcher mieux que l’on ne peut pas se permettre de subir le présent et de l’accepter tel quel ; il faut non seulement inventer des alternatives à ce qui se fait et se pense aujourd’hui, mais se donner les moyens de mobiliser les ressources pour donner vie à ces alternatives. 

Les membres de ma génération, qui ont aujourd’hui entre 20 et 40 ans, regardent en spectateur plus ou moins concernés l’éventail des problèmes qui se succèdent sur le continent. Nous avons peu prise sur le temps court de l’Afrique, celui des grands évènements qui feront l’actualité de 2014. Mais nous sommes les premiers acteurs du temps moyen de l’Afrique, celui qui définira les décennies à venir d’ici au milieu du siècle, en 2050. A ce titre, nous pouvons faire de 2014 une année charnière où seront posés des jalons qui un jour feront date.    

C’est une résolution que nous nous appliquons à nous-mêmes à Terangaweb – l’Afrique des idées. Notre principal objectif sera, pour l’année 2014, de rendre enfin opérationnel le think-tank que nous imaginons depuis plusieurs années et que nous pensons nécessaire au débat public et à la vie de société dans nos pays africains. Pour rappel, lorsque nous avions créé le site terangaweb.com il y a quatre ans, nous voulions créer un espace gratuit de dialogue, d’échanges d’idées et d’analyses rigoureuses sur l’Afrique, parce que nous considérions que cela manquait sur le web, la plupart des sites étant surtout orientés actualité. 

Nous identifions un même manque dans l’offre actuelle de laboratoire d’idées. Le terme think-tank, ou laboratoire d’idées, désigne une structure indépendante à but non lucratif regroupant des experts produisant des études et des propositions dans le domaine des politiques publiques, afin d’enrichir le débat public et influencer la prise de décision. 

L’espace Afrique subsaharienne francophone se caractérise par un faible nombre de laboratoire d’idées, alors même que le besoin d’expertise manque considérablement à l’animation du débat public et à l’orientation des politiques publiques. Les deux principaux think-tank de l’espace Afrique subsaharienne francophone sont le CODESRIA (basé à Dakar) et le CEDRES au Burkina Faso. Il s’agit de laboratoires d’idées en sciences sociales, très académiques, qui s’inscrivent dans un mode de fonctionnement de l’ancienne génération de laboratoires d’idées, qui vise plus un public expert et académique que le grand public via la diffusion dans les médias et auprès des décideurs de notes d’analyses.

Tout en continuant à améliorer notre site internet terangaweb.com, nous comptons mobiliser notre temps et notre énergie en 2014 pour réaliser l’ambition d’un think-tank, L’Afrique des idées, qui répondrait à ce besoin d’un acteur indépendant créateur, innovant et rigoureux, qui propose des solutions et se mobilise pour leur mise en œuvre, sur des sujets comme l’emploi des jeunes, la protection sociale, la rénovation des fonctions publiques africaines, la préservation et la valorisation durable de l’environnement et du patrimoine écologique, l’inclusivité de la croissance et la réduction des inégalités sociales, la politique monétaire des zones franc CFA, entre autres sujets importants… 

Telle est donc la bonne résolution collective de l’association l’Afrique des idées. Meilleurs vœux de réussite à tous pour 2014 ! 

Emmanuel Leroueil

Comment améliorer la performance des entreprises africaines ?

Au-delà d’un environnement continental favorable, les agents économiques africains sont voués à s’engager dans une nouvelle logique d’organisation et de production de valeur ajoutée. Nous voyons dans la réorientation des méthodes d’organisation et de production des agents économiques dans le sens d’une recherche constante de la performance, le fondement de l’ère de prospérité qui se dessine.


Dans l’histoire de l’humanité, les périodes de prospérité répondent globalement à une même logique : un environnement social et institutionnel offre de nouvelles opportunités d’échanges à des agents économiques (individus, entreprises, organisations publiques) qui adaptent leurs comportements individuels et interagissent suivant une nouvelle logique de création de valeur. Ainsi, portées par une démographie dynamique, par une volonté politique et entrepreneuriale fortement orientée sur les investissements, par des transferts de technologie permettant des gains de productivité rapides et par une nouvelle rationalité d’organisation de la production, le Japon et l’Europe occidentale après la seconde guerre mondiale (1950-1980) ou la Chine post-Mao (1978 à nos jours) ont connu ou connaissent des périodes de croissance et de prospérité sans équivalent dans leur histoire. 

Tout porte à croire que l’Afrique amorce le début d’une situation historique similaire. La population africaine est passée de 180 millions d’habitants en 1950 à 1 milliard d’habitants en 2012, et devrait atteindre 1,8 milliard d’habitants en 2050. Les classes moyennes africaines s’agrandissent très rapidement, de même que leur pouvoir d’achat. Une étude[1] de The Economist estime ainsi que les 18 plus grandes villes du continent pourraient avoir un pouvoir d’achat cumulé de 1,3 million de milliards de dollars à l’horizon 2030. C’est-à-dire demain.

D’ores et déjà, le PNB de l’Afrique subsaharienne a quadruplé entre 2000 et 2013, et six des dix économies ayant connu le plus fort taux de croissance dans le monde se situent en Afrique. 

Toutefois, les travaux académiques[2] portant sur les composantes de la croissance des différentes économies africaines soulignent un aspect que reconnaitront volontiers les acteurs sur le terrain : les gains de productivité – c’est-à-dire l’augmentation de la valeur créée par une meilleure combinaison des différents facteurs de production (main d’œuvre, machines, capitaux) dans un processus donné – contribuent très peu à la croissance économique.

Concrètement, pour une croissance annuelle de 5%, les gains de productivité des facteurs n’y contribuent en moyenne qu’à hauteur de 1,2% sur la période 2000-2005. Cette moyenne cache des disparités importantes entre des pays comme l’Ile Maurice (+3,4%) et le Sénégal (0,47%). De manière générale, à niveau d’investissement égal, la croissance en Afrique ne représente qu’entre 1/3 et 1/2 de la croissance en Asie du Sud-Est. A l’heure actuelle, la croissance africaine est portée par l’élargissement du marché interne, une meilleure valorisation à la vente de ses produits du fait de la hausse de la demande internationale sur certaines matières premières exportées ; mais pas spécifiquement par une efficacité accrue de sa production et des gains de compétitivité sur le marché international. 

500Notre analyse de la situation est qu’au-delà d’un environnement continental favorable,  les agents économiques africains sont voués à s’engager dans une nouvelle logique d’organisation et de production de valeur ajoutée. Nous voyons dans la réorientation des méthodes d’organisation et de production des agents économiques dans le sens d’une recherche constante de la performance, le fondement de l’ère de prospérité qui se dessine. Cette recherche de la performance, que l'on peut également appeler efficience opérationnelle, repose sur deux principaux piliers : la compétivitié-coût et l'optimisation des processus. 

La structure de coût d’un produit mis sur le marché détermine sa compétitivité face à la concurrence, à niveau de qualité similaire ou peu différenciant. C'est ce qui explique l'aspect crucial de la compétitivité-coût sur des marchés relativement homogènes. 

Cette concurrence peut être mondiale, mais est avant tout sous-régionale. L’UEMOA, l’East African Community ou la SADC sont de grands espaces de libre-échange où des entreprises africaines s’affrontent sur de mêmes segments de marché. La disparité de la structure de coût de ces entreprises est frappante. Par exemple, sur le même territoire du Katanga au Congo, la société Tenke Fungurume Mining produit près de 200 000 tonnes de cuivre avec 3000 travailleurs, pour un coût moyen de 3000 à 3500 dollars la tonne, quand la GECAMINE produit environ 30 000 tonnes de cuivre avec 11 000 travailleurs, pour un coût de production de 10 000 dollars la tonne, alors que le cours actuel de la tonne de cuivre sur les marchés internationaux se situe aux alentours de 8000 dollars.

Deux types de facteurs expliquent les surcoûts de production entre l'Afrique et le reste du monde, et à l'intérieur de mêmes espaces géogrphiques et économiques africains : des facteurs de surcoûts structurels et des facteurs conjoncturels, liés à de mauvaises méthodes de management au niveau microéconomique. 

Au rayon des surcoûts structurels, le manque d'infrastructure (transport, énergie) occupe le premier rang. Ainsi des coûts disproportionnés de transport d’un produit de son lieu de production à son lieu de vente, faute d’infrastructures et de réglementations adaptées. 

Tableau 1

 

La réduction de ce déficit en infrastructures est au cœur des stratégies des grands bailleurs internationaux comme la Banque Africaine de Développement[3]. Cette approche macroéconomique est indispensable. Elle est toutefois insuffisante pour régler la question du déficit de compétitivité-coût des agents économiques africains.

En effet, au-delà du handicap en infrastructures, la gestion microéconomique des acteurs du secteur privé et public est également source de surcoûts de production. Des économies d’échelle ne sont pas réalisées, certains postes de dépense superflus sont entretenus et des techniques ou des méthodes de production plus économes sont ignorées. Ainsi, pour reprendre l'exemple cité au Katanga entre la Gécamine et Tenke Fungurume Mining, le gap au niveau des prix de production s'explique essentiellement par des choix de management différents. 

Dès lors, il devient nécessaire d'adresser la question de la compétitivité-coût à l’échelon microéconomique, par une approche qui consiste à situer la structure de coût de la production de l’acteur économique au regard de la structure de coût moyenne et optimale (considérée comme référence) de son secteur d’activité, tant dans sa sous-région qu’en Afrique et dans le monde. Ce positionnement de l’agent économique lui permet d’identifier les leviers de maîtrise de ses coûts de production et d’amélioration de sa rentabilité. Ce travail nécessite de s'appuyer sur des ressources en recherche et en intelligence économique que ne peuvent mobiliser en interne la plupart des acteurs économiques. Le recours à des cabinets de conseil ayant développer des compétences sectorielles fortes peut s'avérer utile. 

atelier-performances-entreprisesEn Afrique comme dans le reste du monde, les cabinets de conseil en Organisation et Stratégie jouent le rôle clé, dans le capitalisme moderne, d’agents de diffusion des meilleures pratiques afin de faire évoluer collectivement le tissu économique d’un espace donné. Tels des abeilles permettant la fécondation végétale en butinant de fleurs en fleurs, leur rôle dans la transformation de l’Afrique est d’accompagner les champions de la compétitivité d’aujourd’hui et de demain. Permettre à des entreprises d’occuper des positions de leadership dans leur secteur, en les aidait à rendre leur organisation plus efficace, plus innovante, mieux sécurisée et plus proche de leurs consommateurs. 

Le deuxième pilier de l'efficience opérationnelle est l’optimisation des processus, à savoir le réaménagement ou la réorientation des activités de l’organisation, dans le sens d’une plus grande création de valeur ajouté. Cette exigence est à mettre au regard d'une réalité actuelle des économies africaines, liées à l'écart de productitivité intra-sectorielle, qui est l’un des plus élevés au monde. Cette situation est le résultat de la dualité de la plupart des économies africaines, tiraillées entre leur secteur informel, généralement à très faible productivité, et leur secteur formel. C’est ce qui explique que le coefficient d’écart de productivité intra-sectoriel au Nigeria soit de 0,224, contre 0,111 au Brésil, 0,106 en Indonésie et 0,080 en Turquie [4].

L'optimisation des processus recouvre deux aspects : un aspect quantitatif, lié au ratio entre les inputs (l'ensemble des éléments nécessaires pour le fonctionnement de l'activité : capital, force de travail humaine, outils utilisés, matériaux, etc.) et les outputs (la production finale de l'activité, par exemple, pour un boulanger, le pain vendu) qui doit être proportionné aux objectifs de rendement que s'est fixée l'acteur économique ; un aspect qualitatif enfin, lié à l'adéquation du service produit aux attentes des consommateurs. 

La méthode de fonctionnement de l’entreprise est-elle la mieux à même de répondre aux attentes et aux besoins de ses clients/usagers ? Cette question simple peut conduire à des actions de portée révolutionnaire. C’est ainsi en réinterrogeant le rapport des banques aux épargnants potentiels au Kenya, au regard de leurs besoins et de leurs moyens, que Safaricom  a créé le système bien connu de M-Pesa et l’ensemble des produits accompagnant cette adaptation des processus bancaires aux réalités économiques et sociologiques africaines. En permettant aux clients de mener des transactions via des communications SMS sur leur téléphone mobile, l’innovation M-Pesa est venu rappeler, pour qui en doutait, que le très faible taux de pénétration du marché des services bancaires en Afrique est avant tout le reflet d’une inadaptation des acteurs économiques aux besoins, attentes et moyens réels de leurs clients potentiels.  eut conduire à implique des conséquences à portée révolutionnaire. Une étude de la Banque mondiale [5] révèle ainsi que seuls 1/5 des épargnants africains interrogés ont recours à une banque.

m-pesa-cell-phoneL’adaptation de ce service aux besoins des clients  a permis à Safaricom de s’imposer sur le marché : entre son lancement en mars 2007 et décembre 2011, le système M-Pesa a convaincu 17 millions de consommateurs sur le seul marché kenyan. A l’image de cette success story, les entreprises africaines doivent trouver leur propre réponse aux besoins particuliers de leur marché,  et partir sur cette base à la conquête du monde. Cette dynamique est déjà en cours dans les grandes économies émergentes que sont la Chine, l’Inde ou le Brésil [6]. L’Afrique peut et doit faire autant, si ce n’est mieux.

Pour ce faire, les acteurs économiques africains doivent s’appuyer sur des données pertinentes concernant les besoins et les attentes de leurs clients, analyser les opportunités d’amélioration de leur organisation pour un meilleur service rendu et développer une aptitude à changer. L’accompagnement dans ce processus par une partie tierce indépendante avec un regard extérieur et expert est souvent déterminant. 

Victor Hugo disait qu’il n’y a rien de plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue.

L’exigence de la performance va s’imposer à l’ensemble des agents économiques africains, parce qu’elle leur permettra de survivre et de tirer parti au mieux des opportunités offertes par le nouveau contexte continental. 

Emmanuel Leroueil     


[1] : Africa : open for business – the opportunities, challenges and risks, The Economist Intelligent Unit

[2] : Margaret S. McMillan, Dani Rodrik, Globalization, structural change and productivity growth, 2011

      Benno Ndulu, Challenges of african growth: opportunities, constraints and strategic directions, 2007

[3] : African Development Group, At the center of Africa’s Transformation, Strategy for 2013-2022

[4] : Margaret S. McMillan, Dani Rodrik, Globalization, structural change and productivity growth, 2011, Table 1, page 33

[5] : Asli Demirguc-Kunt, Leora Klapper, Measuring financial Inclusion : The Global Findex Database, World Bank, 2012

[6] : Jeffrey Immelt, Vijay Govindarajan, Chris Trimble, How GE is disrupting itself, Harvard Business Review, 2009

L’Afrique du Sud veut écrire un nouveau chapitre de son histoire : (1) un bilan accablant

Mandela_and_deKlerk_0Près de vingt ans après son arrivée démocratique au pouvoir et la planification de ses objectifs à travers le Reconstruction & Development Programme (RDP), le gouvernement de l’ANC tire un bilan de son action et fixe les grandes lignes de sa volonté politique et économique d’ici à 2030, pour la prochaine génération de Sud-Africains. 

L’Afrique du Sud de 1994 n’était pas en forme. Le pays sortait péniblement de plusieurs décennies de divisions internes, de haines raciales cristallisées par un régime de l’apartheid qui discriminait systématiquement la grande majorité de la population. L’Afrique du Sud de l’apartheid avait été mise au ban de la communauté internationale. La situation économique s’en ressentait fortement puisque, depuis 1974, le PIB per capita déclinait en moyenne de 0,6% par an. C’est donc de cette situation difficile qu’héritait le nouveau pouvoir de l’African National Congress (ANC) de Mandela lorsqu’il remporta les premières élections démocratiques du pays le 27 avril 1994.   

Le Reconstruction & Development Programme (RDP) synthétisa à la fois les ambitions et la lecture politique et économique du nouveau pouvoir en place. Le but du RDP était double : d’une part, construire un Etat Sud-africain uni, non-racial et non sexiste ; d’autre part, réduire drastiquement la pauvreté qui concernait prioritairement la population noire du pays et atténuer les fortes inégalités sociales bâties sur les fondations de l’apartheid et de l’époque coloniale. Pour ce faire, le RDP prévoyait notamment de nationaliser les grands secteurs de l’économie, de redistribuer 30% des terres agricoles et de bâtir un million de logements neufs. 

La mise en œuvre de ce plan rencontra de très sérieux obstacles, parmi lesquels les délocalisations de sièges sociaux de multinationales sud-africaines (au premier rang desquelles De Beers qui s’installa en Suisse) ;  une augmentation du chômage suite à une restructuration de la Fonction Publique ; une baisse de la productivité agricole liée aux incertitudes des détenteurs de capitaux du secteur ainsi qu’au fait qu’une part importante de la main d’œuvre longtemps sous-payée décida de quitter ce secteur d’activité ; de manière générale, le ralentissement des investissements des détenteurs de capitaux, souvent liés à l’ancien régime, eut un effet de contraction sur l’économie. De 1994 à 1996, le PIB croissait tout juste au même rythme que la démographie. 

Face à cette situation, et sous l’impulsion de Thabo Mbeki, l’ANC décida en 1996 de réorienter sa politique pour rassurer les investisseurs nationaux et internationaux, ce qui se traduisit par un nouveau plan stratégique Croissance, Emploi et Reconstruction (CER). Le gouvernement sud-africain abandonna les nationalisations et privilégia les privatisations, baissa ses droits de douane dans l’optique de stimuler la compétitivité, encouragea la flexibilité du marché du travail. A juste titre, cette réorientation fut jugée comme le tournant libéral d’un ancien parti marxiste. 

En 1999, l’ANC fait voter la loi sur l’équité, complétée en 2003 par l’adoption du Broad-Based Black Economic Empowerment Act,  deux mesures ayant rendu obligatoire la participation des populations noires en tant qu’employés et actionnaires dans les entreprises sud-africaines, ce qui a favorisé l’émergence d’une classe moyenne aisée noire, les buppies (black urban professionnals), regroupant selon les estimations 3,5 millions de personnes, soit environ 10% de la population noire sud-africaine. Le CER eu un impact plus douloureux sur la population non adaptée aux besoins du marché du travail. Les privatisations d’entreprises publiques ont conduit à des plans de restructuration pour gagner en compétitivité qui ont détruit près de 500 000 emplois peu qualifiés en l’espace de trois ans. Actuellement, le taux de chômage officiel est de 23,9% (chiffres début d’année 2012) pour l’ensemble de la population et de 50,5% pour les jeunes. 

NPCDiagnosticL’arrivée au pouvoir en 2009 du président Jacob Zuma a coïncidé avec la volonté pour l’ANC de porter un regard critique sur son propre bilan afin de construire, sur cette base, les lignes de son projet d’avenir pour l’Afrique du Sud. Une démarche rigoureuse et honnête qui mérite d’être saluée. Cette tâche difficile a été confiée à Trévor Manuel, ancien ministre des Finances sous les deux mandats de Thabo Mbeki.  En juin 2011, un premier Rapport de Diagnostic sur le bilan de l’ANC est rendu public. Ce diagnostic est sans concession, qui reconnaît d’emblée que « les conditions socio-économiques qui ont caractérisé le système de l’apartheid et du colonialisme définissent encore largement notre réalité sociale ». Tout en se félicitant des réelles avancées connues depuis 1994 – l’adoption d’une nouvelle Constitution pour l’égalité des droits et l’établissement de la démocratie ; le rétablissement de l’équilibre des finances publiques ; la fin des persécutions politiques de l’apartheid ; l’accès aux services publiques de première nécessité (éducation, santé, eau, électricité) pour des populations qui en étaient privées – le rapport de diagnostic reconnait que la situation présente de l’Afrique du Sud pose problème. La pauvreté reste endémique et les inégalités socio-économiques ont continué à se creuser, faisant de la Nation arc-en-ciel le deuxième pays le plus inégalitaire au monde après le Lesotho[1].

Le Rapport de Diagnostic constate que le RDP n’a pas atteint son objectif de réduction de la pauvreté et des inégalités. Selon les auteurs du rapport, deux raisons principales expliqueraient cet échec du RDP : tout d’abord une confiance démesurée dans les capacités de l’Etat à transformer seul la réalité socio-économique du pays, qui a conduit à un manque de coordination entre l’Etat, le secteur privé et la société civile ;  ensuite, une mauvaise anticipation des chocs externes et du changement de l’environnement international. « Les effets de la crise asiatique en 1998, de la chute du rand en 2001, de la crise financière internationale en 2008 et la réorientation des tendances du commerce et des investissements internationaux ont été significatifs sur l’Afrique du Sud », reconnait le document. 

Le Rapport de Diagnostic identifie 9 principaux challenges à relever pour l’Afrique du Sud :

1.      Trop peu de personnes travaillent

2.      Les standards d’éducation pour la plupart des élèves et étudiants noirs sont de mauvaise qualité

3.      Les infrastructures du pays sont mal situées, sous-entretenues et insuffisantes pour soutenir la croissance économique

4.      L’aménagement spatial du pays exclut les pauvres des fruits du développement

5.      L’économie est trop dépendante de l’exploitation des ressources, et de manière non soutenable

6.      Les pandémies sanitaires sont aggravées par un système de santé publique défaillant

7.      Les services publics ne sont pas équitablement distribués et souvent de mauvaise qualité

8.      La corruption est très répandue

9.      L’Afrique du Sud reste une société divisée

Le National Development Plan : vision 2030 South Africa (NDP) se conçoit comme une réponse à ces défis. Ce document fixe les grandes ambitions de l’Afrique du Sud à horizon 2030 et identifie certains moyens d’y parvenir. 

A suivre : L'Afrique du Sud veut écrire un nouveau chapitre de son histoire : (2) une stratégie 2030 à la hauteur des défis ?

Emmanuel Leroueil

[1] : https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/rankorder/2172rank.html

Impressions d’Addis-Abeba : la jeunesse et le cinquantenaire de l’union africaine

panafricanisme-300x283J’étais à Addis-Abeba du 23 au 26 mai 2013, pour participer aux célébrations du cinquantenaire de l’Union africaine. Sous l’invitation conjointe de la Commission de l’Union africaine, de la Commission Economique pour l’Afrique des Nations Unies et de la Banque Africaine de Développement, j’ai participé avec environ deux cent jeunes gens provenant de l’ensemble du continent à un débat intergénérationnel avec des présidents africains, le 24 mai. L’intérêt pour moi était triple : participer « en live » à un moment historique de réjouissance et de projection du projet panafricaniste ; rencontrer des jeunes Africains de mon âge avec des cultures et des parcours différents des miens, discuter avec eux pour juger de ce qu’ils pensent, ce qu’ils projettent de faire, ce qu’ils sont ou compte devenir ; enfin visiter Addis-Abeba, une ville à la fois mythique et dynamique dont beaucoup de personnes m’avaient dit le plus grand bien.

Qu’il me soit permis de commencer par le principal élément négatif de ce séjour : le manque d’organisation. Mis à part l’accueil à l’aéroport et le fait de nous avoir déposés dans des hôtels dont certains, dont le mien, se situaient dans des périphéries lointaines et perdues de la ville, les organisateurs nous ont littéralement lâchés dans la nature.

Cette question du manque d’organisation et de préparation en amont s’est également ressentie sur la qualité du débat du 24 mai, entre les jeunes, les chefs d’Etat et de gouvernement présents (Ethiopie, Kenya, Liberia, Malawi, Zambie, Sénégal, Botswana), la présidente de la Commission de l’Union africaine (Mme Dlamini-Zuma) et le secrétaire exécutif de la Commission Economique pour l’Afrique (M. Carlos Lopes).  Le fait est qu’il s’agissait plus d’un ensemble de monologues que d’un dialogue.

IMG_1633La rencontre avait pourtant bien commencé. Dans son propos introductif, Carlos Lopes rappelait l’importance de la jeunesse en Afrique, de par son poids démographique dans nos sociétés actuelles, mais également par le rôle historique qu’elle a déjà été amené à jouer : les pères des indépendances, les fondateurs des Etats modernes africains, les grands romanciers et artistes qui font aujourd’hui la fierté du continent avaient pour la plupart (Kwamé Nkrumah, Patrice Lumumba, Frantz Fanon, Amilcar Cabral) commencé à bâtir l’œuvre qui allait les rendre célèbre à un très jeune âge.  Un propos confirmé par Mme Dlamini-Zuma qui a plus particulièrement insisté sur le leadership féminin et la nécessité d’offrir les conditions d’épanouissement aux jeunes filles et femmes africaines.

Invité d’honneur de la célébration du cinquantenaire des indépendances, l’ancien président Zambien, Kenneth Kaundra, l’un des rares pères fondateurs de l’Organisation de l’Union Africaine à être toujours en vie, a rappelé les conditions d’indépendance des Etats d’Afrique australe, les chemins différents poursuivis suivant que la contestation pouvait se faire de manière pacifique, comme en Zambie, ou contrainte à la violence, comme en Afrique du Sud, au Zimbabwe ou au Mozambique. Le président Kaundra a rappelé le devoir de solidarité qui s’imposait de manière naturelle aux chefs d’Etat de la région pour soutenir leurs frères qui combattaient dans la clandestinité des régimes colonialistes, racistes, puissants et particulièrement violents. Ce devoir de solidarité est l’un des liens forts qui a soudé les pères fondateurs du panafricanisme.

La rencontre a diminué en intérêt à partir du moment où l’on est passé aux questions-réponses entre les jeunes et les responsables politiques présents. Il y avait clairement un problème de format : dans la même salle, des enfants de 8 à 12 ans posaient leurs questions (écrites à l’avance, qu’ils lisaient sur un papier) en même temps que les « jeunes » de 20 à 40 ans… Le résultat était prévisible : un ensemble hétéroclites de questions et de remarques individuelles, sans liens les unes avec les autres, sans orientation d’ensemble. Les questions étaient suffisamment générales (« comment comptez-vous promouvoir la jeunesse ? » ; « comment réduire la pauvreté ? » ; « Que faites-vous pour aider d’autres jeunes femmes à obtenir des positions de leadership ? » « Est-ce que c’est dur d’être président ?») pour que les réponses des chefs d’Etat et de gouvernement, lorsqu’ils voulaient bien répondre directement à une question et non faire un speech pré-écrit à l’avance, restent évasives et sans conséquence.

Je saluerai toutefois les interventions du nouveau Président kenyan, Uhuru Kenyatta, de loin le plus concentré, intéressé, construit et pertinent dans son discours des leaders africains présents. Le président kenyan s’est montré le plus crédible lorsqu’il a dit faire de l’épanouissement de la jeunesse de son pays la priorité de son gouvernement. Un gouvernement qui ne compte pas de « ministre de la jeunesse », mais est resserré autour de 15 ministres qui ont chacun des objectifs identifiés pour lesquels ils lui rendent compte régulièrement ; le premier de ces objectifs serait de justifier de leur action vis-à-vis des jeunes. Et, puisqu’il y a un premier de la classe, il faut sans doute un dernier : le bonnet d’âne reviendrai sans conteste au président zambien en exercice, Michael Sata, qui a radoté et grogné pendant l’essentiel de la rencontre, éclairant à son corps défendant le gap générationnel et l’incompréhension mutuelle entre certaines personnes âgées du continent et les jeunes africains de ce début de XXI° siècle.

La rencontre était sans doute à l’image de l’Afrique contemporaine : chaotique mais dynamique. Les jeunes présents ont participé avec beaucoup d’énergie et n’ont pas hésité à bousculer les leaders, à mettre les pieds dans le plat. Les questions de la corruption, de la distance entre les gouvernants et les gouvernés, du manque d’inclusivité politique et économique des sociétés africaines, ont été évoquées sans détours et sans déférence. Il a manqué à l’assemblée des jeunes de parler de manière plus structurée, plus constructive, pour que cette rencontre ne soit pas un nouveau coup d’épée dans l’eau, mais le prélude à un nouveau pacte social et politique. Il faut espérer que cela sera pour la prochaine fois. D’ores et déjà, dans ce tumulte général, certaines organisations de jeunes ont quand même réussi à faire entendre leur musique et faire montre d’un premier effort d’organisation. C’est le cas d’Africa.2.0, qui forte d’une délégation nombreuse sur place, a distribué largement son manifeste sur sa vision d’avenir de l’Afrique et a amené le président kenyan à s’engager à signer la charte de l’UA sur la jeunesse que son pays n’a pas encore ratifié.

Dlamini ZumaOn retiendra surtout de cette rencontre la proposition faite par la Présidente de la Commission de l’Union Africaine, en fin de séance,  de créer un Parlement des jeunes africains, afin de rendre l’institution panafricaine plus participative et de promouvoir l’inclusion politique de jeunes leaders. Une idée qui, si elle est correctement mise en œuvre, peut incontestablement contribuer à améliorer la situation actuelle, tant au regard des critiques sur le « syndicat des présidents » que serait l’Union africaine, que du problème de la participation politique des citoyens, jeunes et moins jeunes, aux débats publics qui concernent le présent et l’avenir du continent.

Si ce projet de Parlement des jeunes africains n’aboutit pas, ce ne sera en tout cas pas faute de « jeunes leaders » disponibles et motivés.  Je retiendrai surtout de ce séjour éthiopien les noms, les visages et les histoires des jeunes hommes et femmes avec lesquels j’ai échangé. Des personnes qui vous persuadent d’un avenir meilleur pour l’Afrique. Pour le francophone que je suis, cette rencontre aura été une occasion inespérée de faire la connaissance de membres des sociétés anglophones et lusophones de notre continent. Ainsi de Manuel de Araujo, jeune maire de Quelimane, quatrième ville du Mozambique, qui incarne un nouveau type de leadership politique, pragmatique, réfléchi, honnête, ouvert à l’international, conscient des forces et des faiblesses de sa société, et résolument ambitieux pour l’avenir. Ou encore Vimbayi Kajese, du Zimbabwe, première journaliste noire africaine de la télévision chinoise CCTV, qui m’a donné à réfléchir à une autre image de son pays, ne se réduisant pas au seul cas Mugabe. Il faudrait encore citer Iyadunni Olumide, du Nigeria, qui dirige avec passion l’ONG Leap Africa, ou Teddy Warria, du Kenya, qui dirige une start-up innovante (smsvoices) qui souhaite révolutionner les moyens de télécommunication intra-africains. La liste pourrait encore continuer, de ces nouvelles énergies d’Ouganda, de Tanzanie, d’Afrique du Sud, décidées à agir et à innover, sans complexes.

Enfin, il y avait la découverte d’Addis-Abeba et des éthiopien(ne)s. Ce fut un réel plaisir. Qui demande à être prolongé. Il faudra donc retourner à Addis-Abeba. 

Emmanuel Leroueil

Yannick Ebibié, ONE Gabon et les enjeux du crowdfunding en Afrique

yannick ebibiéYannick Ebibié est le président de l’association One Gabon, qui promeut la culture de l’entreprenariat et soutient des entrepreneurs dans leur montage de projet et leur recherche de financement au Gabon. Il se confie aux lecteurs de Terangaweb – l’Afrique des idées sur l’action de son association et sa lecture des potentialités qu’offre le financement participatif – crowdfunding en anglais – pour les entrepreneurs africains. 

Bonjour Yannick, peux-tu présenter ton parcours à nos lecteurs ?

Bonjour, je suis Yannick Ebibié, de nationalité gabonaise,  j’ai 32 ans et je suis marié. J’ai fait toute ma scolarité jusqu’au bac au Gabon, après quoi je suis parti en France, à Lyon, pendant deux ans au CEFAM (centre franco-américain de management), qui est une école préparatoire pour aller ensuite dans les universités américaines. Suite à cela, je suis parti aux Etats-Unis, à Philadelphie, rejoindre la Temple University, où j’ai obtenu un bachelor en business administration, spécialité entreprenariat. En parallèle, j’ai poursuivi un master en marketing international. Après une expérience professionnelle de quelques années, j’ai repris mes études en 2011 pour passer un master en ingénierie des processus, à Centrale Paris. Voilà pour mon profil académique. 

Au niveau professionnel, après mes études aux USA j’ai travaillé pour des institutions faisant de l’accompagnement au financement des PME.  J’ai travaillé pour Madame Jannie Blackwell, élue du 3ème district de Philadelphie (l’équivalent d’un maire d’arrondissement), notamment sur la question des immigrés et de l’entreprenariat : comment les aider à monter des business. Ensuite, j’ai rejoint l’agence de développement économique de la ville de Philadelphie, où j’ai travaillé pendant deux ans. J’ai travaillé à la restructuration de l’agence et à structurer le service d’accompagnement des PME. En 2009, j’ai intégré le cabinet du maire de Philadelphie, avec qui j’ai travaillé pendant trois ans. C’est après cette expérience que je suis retournée en France à Centrale Paris parfaire mes études. Ces expériences américaines ont été pour moi très enrichissantes. 

Après Centrale Paris, j’ai intégré GFI informatique, comme consultant SI, en France. Je suis surtout intervenu dans des missions pour le secteur public et sur des projets européens. En avril 2013, j’ai décidé de rentrer au Gabon, où je travaille comme consultant en management à Performances Group. 

Tu es le président de l’association One Gabon. Peux-tu nous en parler plus précisément ?

One Gabon a été créé en 2010. C’était le fruit d’une réflexion commune avec trois amis : Yann Pambou, Terrence Lindzonzo et Mikael Rogombe. Nous avons un profil assez similaire : nous sommes tous gabonais, nous commencions tous notre carrière aux Etats-Unis. Et nous nous interrogions tous sur comment nous pouvions contribuer au développement du Gabon, avec les ressources que nous avions à l’époque. Notre lecture de la situation c’était, et cela reste, que le secteur privé est sous-développé au Gabon, et qu’il ne peut pas y avoir une dynamique pérenne de croissance et de prospérité sans un secteur privé dynamique et entreprenant. Nous avons donc décidé de nous intéresser au développement du secteur privé et au soutien qu’on pouvait apporter aux PME et aux entrepreneurs. 

Nous souhaitions un projet concret, applicable dès maintenant. C’est ainsi que nous avons créé One Gabon, qui est une plateforme qui donne de l’information, prodigue des conseils et amène à des opportunités de micro-crédits. Du concret ! Comme nous étions à l’étranger, nous avons adopté un modèle de plateforme qui nous permet de travailler à distance avec peu de moyens. One Gabon s’appuie sur les nouvelles technologies pour permettre à n’importe qui, où qu’il soit dans le monde, de diffuser de l’information, de faire du micro-crédit, ou du mécénat professionnel, à partir de chez lui, en direction du Gabon. La mission que nous nous sommes fixée, c’est de participer à renforcer le secteur privé, à promouvoir l’entrepreneuriat, en commençant par le Gabon, mais avec l’objectif de faire de même dans l’ensemble des pays en voie de développement. Parce que le développement du Gabon est lié à celui de l’ensemble de ces pays. 

ONE-GabonAujourd’hui, One Gabon, c’est une communauté d’un peu plus de 600 personnes qui échangent leurs best practice, qui partagent de l’info sur l’actualité des affaires. Le contenu de notre page facebook peut atteindre une audiance de 150 000 personnes par semaine. A côté de ça, sur la plateforme de financement participatif kiva.org, nous avons soutenu le financement de 20 entrepreneurs en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Ces financements ont concerné des coopératives agricoles au Sénégal et au Congo, ou un garagiste au Cameroun par exemple. Enfin, ponctuellement, nous faisons du conseil pour des organisations intéressées à s’implanter au Gabon. Cela a été le cas avec Mezzo crédit par exemple. 

Que dire d’autre ? L’association est enregistrée dans l’Etat de New York. L’équipe de gestion est répartie un peu partout dans le monde : Sean Massenburg, chargé du micro-crédit, se trouve en Corée du Sud ; Mikael Rogombé, en charge des questions administratives, se trouve à New York ; Marysianne Greffeuille qui anime la communauté en ligne se trouve à Paris ; Terrence qui gère l’infographie est à Philadelphie et moi-même je me trouve actuellement à Libreville. Yann Pambou est à New-York et fait le suivi de projets. 

Notre premier objectif était d’avoir une bonne communauté en ligne, c’est chose faite maintenant. La prochaine étape pour nous, c’est d’être de plus en plus présent dans les forums internationaux pour parler du Gabon et de l’entrepreneuriat. Au mois de juin, nous allons d’ailleurs participer au New York Forum – Africa à Libreville du 14 au 16 Juin 2013 pour présenter le rôle que peut avoir le financement participatif pour les PME au Gabon. 

Au sujet du financement participatif, quels sont les enjeux économiques et sociaux qu’il y a derrière ?

Le financement participatif, crowdfunding en anglais, donne le pouvoir à la masse pour réaliser des choses. C’est la transcription au niveau de la finance de l’idéal participatif que l’on retrouve en politique, et dont on a pu voir une concrétisation récente avec la procédure ayant créé une nouvelle constitution en Islande. Au niveau de la finance, il existe désormais des plateformes sur internet qui permettent à n’importe qui de financer les projets qu’il souhaite (kiva.org ; kickstarter ; babyloan). Le modèle a déjà prouvé son efficacité dans beaucoup de pays. 

Le principe, c’est qu’un entrepreneur qui a besoin d’un prêt va voir une institution de micro-crédit, laquelle, après avoir qualifié l’entrepreneur, va lui créer son profil sur une plateforme, et n’importe qui dans le monde peut décider d’aider cet entrepreneur à réunir l’apport personnel du financement, la contribution pouvant être aussi petite que 25 dollars. En bref, il s’agit d’utiliser des plateformes de réseaux sociaux pour soutenir un projet ou une idée. Au titre des succes stories, on peut citer la chanteuse Irma qui a financé l’enregistrement de son album grâce au crowdfunding et aux centaines d’individus qui ont cru en son talent !

Yes you canIl y a des modèles de financement différents suivant les plateformes. Sur certaines, ce sont des prêts avec intérêts. Pour Kiva  et ONE Gabon, tu donnes de l’argent, qui te sera remboursé progressivement, sans intérêt. Kickstarter est plus dans le don. De manière générale, je pense que ce nouveau procédé, rendu possible grâce à la technologie et aux nouveaux réseaux virtuels, représente une opportunité très important dont beaucoup d’Africains pourraient profiter. Au sein de notre association, nous souhaitons étudier la question pour comprendre quels sont les freins au développement du financement participatif au Gabon. Une première observation, c’est que souvent les institutions de micro-finance ne parviennent pas à atteindre les standards exigés par les plateformes tels que Kiva. Il y a donc sans doute un travail à mener pour mieux accompagner les différentes acteurs engagés dans le microfinancement, et sans doute faire évoluer le cadre réglementaire qui entoure ce secteur. 

Pour conclure, quels sont tes projets pour les mois à venir ?

Collectivement, à ONE Gabon,  notre stratégie c’est de participer de plus en plus à des forums internationaux pour gagner en visibilité. Notre deuxième objectif, c’est d’installer le crowdfunding dans la sphère de financement des entreprises au Gabon. Enfin, troisième objectif, on aimerait renforcer nos partenariats avec d’autres organisations travaillant sur des missions similaires en Afrique. 

A titre personnel, je souhaite continuer à travailler sur le sujet de l’entrepreneuriat et voir un jour notre vision se réaliser : que le secteur privé soit le fournisseur d’emploi N°1 au Gabon !  C’est important parce que tous les pays où il y a de l’emploi, c’est parce que le secteur privé est dynamique. Cela permettrait de diversifier l’économie, de faire reculer la pauvreté et responsabiliser les gens. 

Enfin, avant de terminer, je souhaite remercier Terangaweb – l’Afrique des idées, je trouve bien qu’il y ait des médias en ligne qui analyse l’actualité sous le prisme de la jeunesse africaine, et j’espère que nous serons amenés à travailler ensemble pour montrer une nouvelle image de l’Afrique d’aujourd’hui et de demain. 

Entretien réalisé par Emmanuel Leroueil

Comment faire ?

Lenin_book_1902En 1863, Nikolaï Tchernychevski, écrivain et penseur socialiste dans la Russie tsariste féodale, publiait un roman qui allait influencer des générations de jeunes penseurs et activistes, bien au-delà de ses frontières. A notre époque, peu ont eu l'occasion de lire dans le texte ce monument de la littérature russe, mais peu ignorent la puissance évocatrice de son titre : « Que faire ? »

Suite à l'essai politique éponyme de Lénine de 1902, « Que faire ? » est devenue la question par excellence de tous les aspirants à la révolution du XX° siècle. Notre époque s'étant convertie au langage bourgeois du monde des affaires et pseudo-scientifique de la technocratie managériale, l'injonction du « que faire ?» a muté d'une bien étrange manière. Elle se matérialise désormais, sous la plume des cadres réformistes politiques ou économiques, en objectifs compilés dans des plans d'orientation stratégique pluriannuels, couplés comme il se doit par des objectifs de performance qui permettent d'en assurer le suivi. La chose paraît moins romantique, comme si mécanisée et déshumanisée, mais l'objectif reste bien le même : face à un héritage historique imparfait, que pouvons nous faire pour améliorer les choses ?

L'héritage historique africain étant ce qu'il est, le continent noir est devenu le lieu par excellence du « Que faire ? » , qu'il s'exprime sur le ton enflammé des révolutionnaires ou compassé des réformistes. Pourtant, malgré la tonalité des discours, les conclusions sur les objectifs à atteindre se recoupent souvent : « développer » l'Afrique, mettre fin à la pauvreté, insérer les jeunes dans le marché de l'emploi, améliorer les conditions et le niveau de vie des populations, redonner leur dignité et leur fierté à tous les laissés-pour-compte. Certes, et fort heureusement, des divergences continuent à s'exprimer sur le niveau souhaitable d'inégalités dans la société de demain, sur ce qui doit relever de biens publics ou privés, etc. Enfin, au-delà des discours, la diversité des intérêts des acteurs en présence conduisent bien entendu à privilégier des objectifs de court-terme différents.

Alors que les conditions de réalisation du changement n'ont jamais été aussi fortes en Afrique – boom démographique, niveau d'éducation plus élevé que jamais, masse critique de capitaux réels et potentiels pour des investissements, dynamique de croissance du PIB et même, malgré des soubresauts persistants, institutions plus robustes et plus inclusives – il peut sembler temps de se demander si l'on se pose vraiment la bonne question. Faut-il continuer indéfiniment à se fixer des objectifs sur lesquels tout le monde est d'accord, ou commencer à réfléchir sérieusement sur les moyen précis de les réaliser ? Bref, passer du « Que faire ? » au « Comment faire ? ». En finir avec la foi naïve en l'auto-réalisation de ses objectifs pour peu qu'ils soient « nobles », en finir avec l'auto-satisfaction facile qui privilégie le discours à l'acte, maladie d'enfance de l'intellectualisme.

En avril 1917, alors que l'Europe entière est secouée de convulsions liées à la grande guerre, que le socialisme est passé de mode pour faire place au discours nationaliste guerrier, Lénine appelle ses camarades bolcheviks à mener la révolution communiste en Russie. Ces derniers ne veulent pas, estimant que ce n'est « pas le bon moment ». En effet, quelques mois auparavant, en février 1917, la Russie a déjà connu une révolution, démocratique et libérale. En mener une seconde à quelques mois d'intervalle relève, pour des cadres communistes comme Bogdanov, de la pure « folie », accusant Lénine d'en être atteint. Ce dernier leur répondra par une injonction qui mérite sa place dans les annales de l'histoire : « il n'y a pas de bons moments, il n'y a que des opportunités à saisir ».

Au regard du contexte actuel du continent africain, c'est le message que porte aujourd'hui le credo de l'afro-responsabilité. Il n'est pas écrit que « le temps de l'Afrique » est advenu. Ce qui est sûr par contre, c'est que des opportunités historiques se présentent qui demandent à être saisies pour mener à bien le projet progressiste que l'Afrique attend depuis si longtemps. Mais comment faire ?

Je pense qu'il faut retourner au bas de l'échelle, et créer les modèles économiques, culturels, politiques et sociaux qui feront l'Afrique de demain. Il y a trop de défis, trop complexes, pour qu'ils soient gérés par le haut, qu'une solution miraculeuse (un cadre institutionnel, des normes, un plan stratégique ou un plan d'investissement) puisse apporter une solution globale. La richesse et le dynamisme actuel du continent africain sont déjà le produit des centaines de milliers d'actions individuelles et collectives qui entreprennent d'apporter quelque chose de nouveau dans le paysage. Des modèles qui réinventent la manière de faire au niveau mondial, comme le système de mobile banking M-Pesa par exemple au Kenya, sont en train de paver cette voie. Il faut en revenir aux basiques qui ont fondé les modèles économiques et politiques de la Modernité : mobiliser des ressources locales pour répondre à des besoins locaux, inventer des processus de production qui s'adaptent aux spécificités positives et négatives de leur société. Cela dans l'agriculture, les services, l'industrie, la production artistique, intellectuelle, la mobilisation politique.

Ceci est un appel. Un appel à ceux qui sont en dehors du continent : « retournez-y, c'est là bas que ça se passe, c'est là bas que s'invente le monde de demain, c'est là bas que vous vous révélerez à vous-mêmes ». Un appel à ceux qui sont sur le continent : « ne cherchez pas la solution ailleurs, elle se trouve en vous, dans votre environnement, avec ses contraintes, ses défauts, mais aussi ses potentialités incroyables ». Un appel à toutes les bonnes volontés : « retroussons-nous les manches, inventons aujourd'hui l'Afrique de demain, elle est là, à notre fenêtre, qui ne demande qu'une chose, qu'on lui tende la main, qu'on l'a pétrisse de notre énergie pour donner forme et chair à ce qui n'est encore qu'une idée. »

Emmanuel Leroueil

Les nouveaux visages du féminisme Nord-africain

Marwa_photoEntretien avec Marwa Belghazi, activiste féministe au Maroc.

Bonjour Marwa. Peux-tu nous décrire les principaux enjeux qui se posent aujourd'hui dans les sociétés nord-africaines pour l'épanouissement social des femmes ?

Il reste encore beaucoup de choses à faire dans le domaine des droits des femmes en Afrique du Nord, en termes d'accès égal au marché de l'emploi, à l'éducation et à la santé, d'amélioration des conditions de vie et notamment dans le milieu rural, ainsi que de leur protection contre tous types de violences. Mais quand l'on en vient à parler de l'épanouissement des femmes en Afrique du Nord, il y a un sujet qu'on évoque très peu ou pas suffisamment à mon sens: Il concerne l'épanouissement de la femme dans son sens le plus simple, le ressenti d'un bien être au niveau de son corps et de son esprit.

Or, incontestablement, il y a dans nos sociétés nord-africaines une pression sociale sur le corps masculin et féminin, la pression sur le corps féminin étant toutefois plus visible et plus violente. Concrètement, cette pression s'exerce lorsqu'on en vient à aborder le droit de disposer librement de son corps. La virginité continue à symboliser l'honneur non seulement de la fille mais de toute sa famille, qui se sent donc investie d'un droit de regard et de contrôle sur le corps féminin. Au Maroc, il existe encore un article du code pénal qui punit les rapports sexuels entre deux personnes non mariées d'un mois à un an d'emprisonnement, contraignant de ce fait tout citoyen non marié à la clandestinité.

Par ailleurs, on reste dans une conception phallocentrique de la loi, des lois écrites du point de vue masculin. Par exemple, l'article 486 du code pénal marocain définit le viol comme "l'acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci". Cette définition de relations sexuelles non consenties se limite à la pénétration phallique du vagin de la femme. On ne conçoit donc pas que l'homme puisse être victime de viol ou que cela se fasse par une autre partie du corps ou objet autre que le pénis.

Enfin, on n'insiste pas assez sur la force destructrice et traumatisante du harcèlement sexuel au quotidien dans l'espace public, dans les lieux de travail, mais aussi à l'intérieur des familles. Cet harcèlement sexuel peut se transformer très vite en violence physique. On n'en parle pas suffisamment, et c'est peut être aussi une erreur des femmes de ne pas en parler, de « normaliser » la chose. Le corps féminin est constamment scruté et jugé, cela va du soi-disant compliment à l'insulte ou à l'attouchement. La pression sur le corps de la femme, je pense qu'elle est universelle. Mais les visages qu'elle prend sont différents suivant les sociétés. Par exemple, si les sociétés occidentales ont libéré le corps de la femme du joug de la tradition, c'est pour mieux retomber sous le contrôle d'une image marketing, d'un objectification qui impose pareillement un certain nombre de diktats.

A mon avis, on en est toujours à un conflit de définition de ce qu'est et ce que "doit" être la femme, la féminité, sa place dans la société, dans l'espace public, la liberté qu'elle peut avoir vis à vis de son corps. Et dans nos sociétés nord-africaines, nous essayons tant bien que mal d'avoir ces débats sans pour autant être traitées de traîtres à la nation, de mécréantes, voire très souvent de traînées.

Face à cette situation, comment s'organise la mobilisation des femmes sur ces questions ? Y a t'il un mouvement féministe organisé ? Si oui, en quoi se distingue t'il, à ton sens, d'autres mouvements qui se sont réclamés de ce terme par le passé ou dans d'autres régions du monde ?

Le début du mouvement féministe coïncide avec l'indépendance des pays d'Afrique du Nord. Ces mouvements d'indépendance se sont accompagnés de discours progressistes dont les porte-voix ont été ces personnes éduquées, occidentalisées, dont certaines se sont fait les étendards du féminisme. Mais de ce fait, les porte-voix de ce féminisme sont resté(e)s assimilé(e)s à une élite francophone issue des classes aisées. Leur discours arrive à être porté au niveau politique, avec une sorte de féminisme étatique, qui réussit à faire entendre ses doléances et à faire réformer la loi ; mais est-ce que ce discours arrive à pénétrer le reste de la société, et à changer les mentalités ? Est-ce que la réforme du code de la famille a changé les mentalités au Maroc ? Je n'en suis pas sûre.

Autre trait commun aux mouvements féministes en Afrique du Nord, la majorité de la population étant musulmane, les mouvements féministes ont généralement essayé de coopérer ou de ménager le religieux, en reconnaissant l'importance de l'islam. Les revendications sont restées dans un cadre musulman. Le discours, c'est de dire que les relations homme-femme sont plus dictées par la tradition que par la religion, cela afin de dédouaner la religion dans leurs attaques contre les pesanteurs de la société.

Je peux paraître critique vis-à-vis des ces premières générations de féministes, mais en même temps on ne peut pas nier l'importance de leur travail. Je suis le produit de leur héritage : si j'ai pu m'instruire, si j'ai la liberté d'expression, c'est grâce au travail de toutes ces militantes qui ont préparé le chemin. On a tendance, nous les jeunes générations, à oublier à quel point ce travail de militantisme qui nous a précédé a forgé le cadre dans lequel on vit. Par exemple, au Maroc, on leur doit la réforme du code de la famille, travail que poursuit le Collectif du printemps de la dignité, qui propose une révision globale des codes et des lois en vigueur au Maroc pour offrir aux femmes des garanties juridiques de leurs libertés individuelles et de l’égalité entre les sexes.

On sent aussi qu'il y a un renouveau de la mobilisation des femmes, qui a resurgit lors du Printemps arabe. Cette mobilisation n'a d'ailleurs pas été spécifiquement féministe au début, la femme s'engageant à l'égal de l'homme dans un militantisme pour l'émancipation politique de leur pays. Les revendications politiques étaient les mêmes, on ne sentaient pas le besoin de se distinguer, c'était une belle illusion de se dire qu'on se battait tous pour la même chose, pour des lois, pour une constitution instaurant un Etat de droit, en faisant abstraction de l'inégalité de fait qui subsiste entre hommes et femmes. Dans les plus forts moments de la révolte, il n'y avait pas de séparation entre les sexes dans les revendications. Je me rappelle du slogan : « les femmes et les hommes dans les droits sont les mêmes » qui a été souvent répété lors des manifestions. Certains slogans étaient accordés au masculin et au féminin : « écoute les fils du peuple, écoute les filles du peuple !».

Dans ce contexte de réveil politique et d'engagement des jeunes, nous assistons aussi à l'émergence d'un nouveau type de figures militantes. Aujourd'hui, la militante féministe est plutôt une jeune femme, pas forcément arrivée à un statut professionnel, social et civil considéré comme "stable" (ni mariée ni divorcée). Elle n'est pas forcément engagée au sein d'une association officiellement reconnue et peut utiliser des outils de revendication non conventionnels voire provocateurs pour certains. Et c'est ce qui explique sans doute que cette figure peine à trouver sa place au sein de la société. Aujourd'hui aussi, une militante ne cherche pas forcément à être dans la défense de victimes, elle se défend elle-même avant tout. Le terrain même de la lutte a changé: La femme militante réclame le droit d'être un individu, elle défend son existence libre au sein de la société.

Toutefois, ce contexte de printemps arabe n'est pas forcément synonyme d'avancées en matière d'épanouissement des femmes. En effet, ce qui se passe en Tunisie et en Egypte pendant ces deux dernières années nous a enseigné qu'aucun droit n'est définitivement acquis, et que les lois et les mentalités peuvent changer en notre défaveur. Cela a d'ailleurs remobilisé les militantes de tous fronts qui ont compris que rien n'était encore gagné : C'est un combat perpétuel de défendre ses droits et d'en gagner de nouveaux !

Peux-tu nous parler plus spécifiquement des actions que tu as toi même mené sur ces questions, des raisons de ton engagement, des modalités de ton action, des difficultés rencontrées et de tes objectifs ?

Le point de départ de mon engagement est lié à mon expérience personnelle, à mon vécu dans mon pays, le Maroc. Je tiens à le préciser clairement : mon engagement et mes actions, avant d'être présentés ou idéalisés comme une sorte de mission altruiste, c'est avant tout un combat personnel, bien sûr dans lequel peuvent se retrouver d'autres individus. Ce qui me dérange le plus, c'est la difficulté d'exister en tant qu'individu dans ma société. Et il n'y a pas de cloisonnement à faire à ce sujet entre femmes et hommes, ni de guerre entre les sexes, parce que le plus dur dans cet engagement, c'est de ne pas haïr l'autre, ce qui demande un effort immense quand on est attaqué verbalement, physiquement, parce qu'il faut comprendre l'autre, pour ne pas lui répondre par la même violence. Pour moi l'enjeu essentiel, c'est ce travail de compréhension, qui demande plus d'efforts que l'action concrète ou l'indignation systématique, mais qui est sans doute plus constructif dans le long terme. Il est essentiel qu'on travaille sur nos conceptions de la masculinité, de la féminité, et de notre rapport au corps.

Mon engagement sur ces questions se traduit essentiellement par un travail sur le terrain, travail difficile pour une femme, parce que c'est dans l'espace public qu'elle est le plus vulnérable. La question la plus pressante, celle du harcèlement sexuel dans la rue, est celle qui occupe la part la plus importante de mon temps, parce que c'est un combat quotidien. La première chose, c'est d'en terminer avec l'indifférence et l'impunité. L'impunité de l'homme amené à dire et faire ce qu'il veut. Les petites actions que je mène au quotidien, c'est de sortir avec suffisamment de temps pour pouvoir m'arrêter à chaque fois que je suis agressée verbalement pour interpeller les auteurs des attaques, pour leur interroger sur le pourquoi de leur comportement, leur demander de réfléchir à ce qu'ils viennent de dire. Cela peut prendre les tournures les plus agréables jusqu'à la confrontation public avec un attroupement de personnes qui viennent une fois que l'altercation a eu lieu, pour me calmer et non pas pour réprimander l'agresseur… Ce qui me permet aussi de demander aux gens pourquoi ils interviennent à ce moment et pas avant.

Je ne suis pas seule à faire ce travail, il y a d'autres personnes qui partagent ces mêmes préoccupations. Il y a des documentaires marocains en cours de réalisation sur la question, qui cherchent à donner de la visibilité au sujet, , le film égyptien "les femmes du bus 678" en traite aussi de manière poignante. Le mois dernier, nous avons réalisé une campagne avec le mouvement né sur Facebook "Le Soulèvement des Femmes dans le Monde Arabe" (Women Uprising in the Arab World) : nous avons affiché pendant une semaine dans 8 villes arabes d'immenses pancartes avec le visage de chacune d'entre nous portant un message pour interpeller les gens. A Tanger, on avait une affiche sur la façade de la cinémathèque de la ville, en 10×10 mètres. L'affiche avait pour message « je suis avec le soulèvement de la femme dans le monde arabe, parce que je ne me tairai pas devant le harcèlement sexuel auquel je fais face quotidiennement dans la rue ». L'idée était de pouvoir toucher ou interpeller chaque passant, et de mettre le doigt sur ce sujet en insistant sur le fait que c'est bien un problème sérieux et pas une mauvaise manière de draguer ou de faire connaissance !

Affiche_Tanger

Autre élément qui me tient à cœur, c'est le travail de réflexion commun entre hommes et femmes, avec l'organisation de petits ateliers de discussion réunissant des étudiants de tous les âges (collèges, lycées, universités), et de réfléchir ensemble sur la conception de nos corps et de nos relations. Ce qui est intéressant c'est de commencer ce travail depuis le début, avant que les consciences deviennent imperméables et fermées au débat.

Tout cela ne signifie pas non plus qu'il faille nier l'existence de réalités violentes et des personnes qui en sont victimes, parce qu'elles existent et ont besoin de soutien. A ce sujet, ce qui m'intéresse le plus c'est peut être ce qui se passe quand les caméras s'éteignent. Que se passe t-il quand la « victime » gagne son procès ? Est-ce que le plus important a été fait, ou est-ce que le plus important ce n'est pas d'avoir une alternative de vie ? Ce qui devrait nous occuper, c'est la possibilité de futur et de développement personnel offerte à ces personnes. Elles ont certes fait face à des réalités dures, mais cela devrait être juste un épisode à dépasser pour ouvrir de nouveaux chapitres de leur vie, meilleurs. Concrètement, cela veut dire qu'on doit travailler sur le suivi des victimes pour pouvoir leur assurer des possibilités de se reconstruire. Cela peut passer par une re-scolarisation, par une insertion dans le monde professionnel, un suivi psychologique, et la possibilité de rencontrer d'autres personnes ayant fait face à des situations similaires afin de créer un réseau de soutien entre elles. A ma connaissance, il y a encore beaucoup de travail à faire dans cette direction, et cela exige de se défaire de l'approche de victimisation qui suit la personne toute sa vie.

N'as-tu pas peur que ce travail de pédagogie ne soit pas suffisant pour changer les mentalités, pour bousculer les pesanteurs de ces sociétés, en tout cas à court et moyen terme ?

Ce travail sur les mentalités doit se faire accompagner par un renforcement du dispositif légal. On n'a pas encore de lois qui nous protègent du harcèlement sexuel dans la rue. Il y a un travail à faire pour réfléchir au type de loi dont nous aurions besoin pour lutter contre ce problème. Il faut en terminer avec l'impunité, mais sans tomber non plus dans une répression tout azimut. Je n'ai pas forcément envie qu'un harceleur se retrouve systématiquement en prison, ce que je veux c'est qu'il ne recommence plus. C'est la difficulté et le travail que l'on doit faire, et j'invite tous ceux qui sont intéressés par ce sujet à nous aider à élaborer une loi qui n'instaure par une guerre entre les sexes, mais qui protège en responsabilisant ceux qui enfreindraient les limites posées par la loi. Pour ceux-là, la peine pourrait se traduire en travaux d'intérêt général, en obligations de suivre des sessions de sensibilisation à ces thématiques, on n'a pas besoin forcément d'envoyer les gens en prison.

Et pour répondre à ta question, j'ai en effet parfois l'impression de vider la mer avec une petite cuillère. Il y a des jours où je me dis qu'en restant à une si petite échelle, même si j'y consacrais toute ma vie, je ne réussirai pas à toucher 1% de la société marocaine. Je profite donc de l'occasion pour inviter toute personne qui voudrait se joindre à moi pour travailler sur les questions soulevées, soit en participant aux ateliers de sensibilisation ou pour travailler sur une proposition de projet de loi concernant le harcèlement sexuel. Toutes autres idées sont aussi les bienvenues ! Si nous arrivons à constituer un groupe suffisamment solide, nous pourrions avoir plus d'impact et plus de visibilité et notre réseau pourrait s'étendre à travers tout le Maroc et toute l'Afrique du Nord.

 

Interview réalisée par Emmanuel Leroueil

Marwa Belghazi est joignable à l'adresse : gendermorocco@outlook.com

L’Afrique refait le pari de la planification stratégique

usineLa planification stratégique est apparue en Afrique au lendemain des indépendances. Par planification stratégique, il faut entendre un ensemble de moyens identifiés et appelés à être mobilisés par l'Etat et ses relais afin de parvenir à une performance chiffrée dans le temps. Aidés de conseillers et de hauts fonctionnaires de leurs anciennes métropoles coloniales, les nouveaux gouvernements africains élaborèrent durant la décennie 1960 d’ambitieux plans d’investissements en infrastructures et en projets d’industrialisation. Ces plans répondaient tous au mantra de l’époque : sortir l’Afrique de son sous-développement. Selon les propos du premier président du Ghana, Kwamé Nkrumah : « le cercle vicieux de la pauvreté… ne peut être brisé que par un effort industriel massivement planifié ». L’expérience a tourné court, pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci, on peut citer : une allocation des ressources sur des projets de long terme dont les coûts à court terme ont été trop lourds à porter ; des dépenses sur des projets de prestige, des « éléphants blancs » inadaptés aux marchés locaux (usines en sous-activité) ; un contrôle et une imposition trop importante de l’appareil d’Etat sur des filières économiques, avec un fort effet désincitatif pour les producteurs privés ; un manque de ressources humaines de « l’Etat stratège », incapable d’assurer la mise en œuvre optimale de ses plans stratégiques. Plusieurs exemples historiques étayent ce constat. 

Les premières expériences africaines de planification stratégique

Le Ghana privilégia une stratégie de réallocation de la plus-value tirée du secteur agricole (cacao) vers un investissement massif en infrastructures et en usines, afin d’industrialiser le pays. Conséquence : la taxation outrancière par l’Etat de la production agricole (longtemps seule source de revenus imposables) fit baisser de près de 93% le prix payé aux producteurs, l’effet désincitatif conduisant à une baisse de la production de 572 000 tonnes de cacao lors du pic de 1964-1965 à 153 000 tonnes en 1983-1984. Dans le même temps, les nouvelles usines construites grâces aux investissements de l’Etat tournaient à 20% de leur capacité, faute d’une demande solvable et accessible à même d’absorber leur production. L’effort gigantesque d’investissement industriel porté par l’Etat algérien qui, dans les années 1970, investissait jusqu’à 35% du revenu national en infrastructures industrielles et de transport, fut pareillement couronné d’échecs retentissants, faute de transferts de technologie, de corruption, d’investissements non adaptés au marché local.

nyerere-on-time-magazine-coverD’autre pays jouèrent la carte d’une stratégie de développement centrée sur une planification rurale par le haut. L’exemple le plus abouti d’une telle stratégie est celle lancée en 1967 par le président tanzanien Julius Nyerere. Suite à la déclaration d’Arusha, la Tanzanie expérimenta la collectivisation des communautés agricoles regroupées dans des villages (« ujamaa »). Il s’agissait ni plus ni moins d’une collectivisation de la production et du partage des revenus. Cela aura eu quelques bons aspects, comme d’importants investissements en services publics : implantations d’écoles, de dispensaires, de réseau de distribution d’eau et d’électricité facilitées par le regroupement de collectivités rurales autrefois éparpillées. Le résultat économique fut lui désastreux : la production agricole chuta en même temps que les revenus des agriculteurs. Ces derniers fuirent les campagnes – vécues comme le lieu d’exercice de l’autoritarisme d’Etat – pour les villes, symboles de liberté. La politique d’ujamaa conduisit paradoxalement à ce que la Tanzanie ait l’un des taux d’urbanisation les plus élevés du monde, en croissance de 10% par an durant toute la décennie 1970. 

Au-delà de l’Afrique, la planification stratégique s’est imposée comme l’un des attributs de l’Etat moderne. Après l’Allemagne de Bismarck qui industrialisa la Ruhr, le Japon de l’ère Meiji qui donna naissance à la future deuxième puissance industrielle mondiale, les Gosplan de l’Union Soviétique qui transformèrent ce continent féodal, l’après deuxième guerre mondiale allait redonner un nouvel élan à la planification stratégique des Etats. Le plan Marshall américain et les différents ministères du Plan des Etats occidentaux en ont été l’incarnation triomphante dans les années 1950. C’est donc tout naturellement que les Etats africains nouvellement indépendants ont suivi cette tendance, qu’ils se réclament d’une idéologie socialiste ou libérale. De même, le tournant néolibéral des années 1970 sonnera le discrédit des plans stratégiques de développement promus par l’Etat, en Afrique comme dans le reste du monde. 

La critique libérale de la planification stratégique étatique

La critique libérale attaque l’Etat sur sa capacité à allouer efficacement les ressources. L’Etat est une institution qui répond à des objectifs qui ne peuvent se réduire à des considérations économiques. D’ailleurs, les stratégies choisies par les Etats africains ont répondu avant tout à des objectifs politiques : pour asseoir leur légitimité au sein de leur société, les Etats modernes se sont acheté une clientèle politique à grands frais, notamment avec le recrutement effréné de fonctionnaires dont beaucoup n’étaient engagés ni sur de la prestation de service public ni sur une activité productive. Cet objectif politique s’est parfois révélé contradictoire avec la stratégie de développement économique menée, comme l’a montré l’exemple du Ghana.

Selon les penseurs libéraux, la protection par l’Etat de secteurs économiques nuit à la compétitivité des entreprises et in fine au pouvoir d’achat des consommateurs. Une économie étatiste se caractérise souvent par des entreprises publiques ou semi-publiques en situation de monopole, qui facturent des prix au-dessus de ce que seraient normalement ceux d’un marché ouvert à la concurrence. En tant qu’investisseur, l’Etat ne serait pas à même de savoir quelles sont les entreprises de demain qui méritent qu’on investisse dessus aujourd’hui, et au contraire quelles sont les entreprises d’aujourd’hui destinées à faire faillite parce qu’elles reposent sur un modèle dépassé, et seront remplacées par des concurrents plus innovants. A chaque fois que l’Etat interférerait dans ce jeu naturel du cycle économique, il créerait des distorsions qui se substitueraient à la loi du marché dont l’allocation des ressources est supposée optimale.  

drop the debtAccablés par l’échec de leurs plans stratégiques de développement et par le niveau de leur endettement public, les Etats africains se verront contraindre par les institutions financières internationales à renoncer à toute ambition d’interventionnisme économique. Les ajustements structurels mis en place dans les années 1980 visent à restreindre le champ d’action de l’Etat, en réduisant les effectifs de la fonction publique, en promouvant les investissements directs étrangers dans le secteur de l’extraction de matières premières, en assurant la liberté des prix et des taux de change. L’Ouganda, le Ghana seront les bons élèves de ce tournant libéral, dont le bilan est aujourd’hui largement critiqué, quand bien même il a permis à certains Etats de se refaire une santé financière et de rationaliser leur mode de fonctionnement.

Engagés dans une dynamique de restriction budgétaire visant à les désendetter, les Etats africains ont réduit leurs budgets pour l’éducation, la santé, les infrastructures collectives, au moment même où la population a crû de manière significative. De sorte que la situation relative des populations s’est fortement dégradée dans tous ces secteurs, le nombre d’écoles, de dispensaires, n’étant plus adapté pour des populations élargies de plusieurs millions de membres. L’Afrique de l’Ouest a particulièrement souffert de cette situation, un pays comme le Sénégal gagnant 6 millions d’habitants en trente ans (1976-2006, passage de 5 millions à 11 millions d’habitants) avec une dotation en universités, par exemple, quasiment constante. La structure économique de ces pays a également peu évolué, restant spécialisée sur des cultures d’exportation de produits agricoles aux prix volatiles ou l’extraction de matières premières sans transformation à valeur ajoutée. Le secteur privé national a manqé de ressources pour se hisser dans la chaîne de valeur commerciale de leurs filières économiques. Cela a conduit au chômage de masse d’aujourd’hui, les nouveaux entrants sur le marché du travail ayant peu d’opportunités en dehors d’activités informelles.  

Face à cette situation de nouvel appauvrissement généralisé des années 1980-1990, les premières décennies de planification stratégique se sont vues remplacer par les décennies d’aide humanitaire. De grands programmes menés par des institutions internationales ou des ONG ont suppléé aux carences des Etats dans leurs missions traditionnelles : programmes de santé, d’éducation, d’assainissement, projets d’infrastructures. Parfois, il s’agissait même de suppléer à leur démission ou leur effondrement (Sierra Léone, Rwanda, République Démocratique du Congo, Somalie, etc.) La cautérisation des plaies de l’Afrique n’a pas non plus été très efficace : programme ponctuels sans suivis dans le temps, corruption et fonds détournés, faible impact du stimulis économique d’ONG employant principalement des occidentaux, logique de dépendance et d’assistanat ne favorisant pas le développement d’une dynamique entrepreneuriale locale. Si certains succès ont été obtenus, comme la quasi disparition de la poliomyélite suite à des campagnes massives de vaccination subventionnées par l’international, le consensus s’est fait aujourd’hui que l’aide, qu’il s’agisse d’une aide humanitaire ou d’une « aide au développement » pour l’Afrique, ne saurait constituer à elle seule une solution pour son avenir. 

Le renouveau de la planification stratégique

vision 2020Le désendettement des Etats africains accéléré par l’initiative de Gleneagles (2005) d’allègement de la dette multilatérale va leur permettre d’affirmer de nouveau des ambitions dans l’orientation stratégique de leur économie et de leur société. Confrontés à une exigence accrue de leur population en termes de résultats, les gouvernants africains vont adopter le discours sur l’émergence de l’ancien tiers-monde, et élaborer des stratégies pour sortir rapidement du statut de Pays Pauvre Très Endetté à celui de Pays à Revenus Intermédiaires. Les initiatives dans ce sens sont très nombreuses et concernent tant des pays (Rwanda vision 2020, National Development Plan – Vision for 2030 (Afrique du Sud), Kenya Vision 2030, Plan Stratégie Gabon Emergent 2025, plan Emergence I et II au Maroc) que des institutions panafricaines (programme économique régional de l’UEMOA, plan stratégique de la Commission de l’Union africaine, etc.). Que penser de ce foisonnement de plans stratégiques ? Cette nouvelle étape volontariste pour relever les défis de l’Afrique sera-t-elle enfin la bonne ? En quoi ces plans diffèrent-ils des expériences précédentes ? Enfin, à la lecture de ces documents, comment l’Afrique compte-elle se développer ? 

A suivre : Comment l'Afrique compte-elle se développer ?

Emmanuel Leroueil

Pourquoi il faut poser un nouveau regard sur les performances économiques de l’Afrique

africaAu cours des dix dernières années, la situation économique de l’Afrique s’est caractérisée par un paradoxe : la croissance a été forte ; mais la pauvreté et les inégalités n’ont pas baissé. Entre 2003 et 2011, le taux de croissance économique a été en moyenne de 5%, avec une dizaine de pays au-dessus de 7% ; alors que la part de la population vivant avec moins de $2 US par jours est passée de 68,7% en 1990 à 60,8% en 2010, soit une réduction de 8 points en 20 ans. De même, l’indice de Gini reste élevé et la santé et l’éducation des enfants demeurent intimement liées au niveau de vie de leurs parents.

La situation n’est bien sûr pas similaire d’un pays à un autre. Même si elle est meilleure dans certains pays, d’autres affichent un décalage encore plus prononcé entre la croissance et la réduction de la pauvreté et des inégalités. La Guinée-Equatoriale exemplifie bien cette situation. Suite à la découverte puis l’exploitation de ressources pétrolières, le Produit Intérieur Brut de ce pays est passé de 455 millions de dollars en 1998 à 19,7 milliards en 2011 (à taux constant), soit une croissance de 4230%… Dotée d’une population d’environ 650 000 habitants en 2011, la Guinée-Equatoriale présente une PIB/habitant en PPA de 35 792 $ en 2011, ce qui représente un montant supérieur à la moyenne de l’Union européenne. Toutefois, les dernières enquêtes sur le niveau de vie réel des habitants révèlent que 2/3 de la population vivent dans les faits avec moins de 2$ par jour, soit en dessous du seuil de pauvreté.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer la situation paradoxale dans laquelle se trouve ce pays ainsi que nombre d’autres pays africains :

  • L’exclusion d’une large partie de la population des pôles de création de richesse. Les secteurs qui contribuent le plus à la croissance (industries extractives, télécoms) sont fortement intensifs en capital et peu en main d’oeuvre. En Guinée-Equatoriale, le secteur pétrolier, qui représente 78% du PIB, n’embauche que 4% de la main d’oeuvre locale.
  • L’absence de politiques de redistribution par des allocations (revenus minimaux, allocations familiales, bourses d’études) ou des avantages sociaux (éducation gratuite, couverturemaladie, accès au foncier et à l’habitat facilités).
  • Cette situation peut s’expliquer pour des raisons politiques (nature des régimes gouvernementaux et degré de corruption des élites) ou techniques (difficulté à intégrer à un système de protection sociale des travailleurs informels, faiblesse de la capacité de taxation de l’Etat).

Le constat qui se dresse au regard de ces différents éléments est celui d’une croissance non-inclusive dans la plupart des pays africains. Cette croissance non-inclusive n’est pas soutenable. En effet, les flux de créations de richesses actuels se font au détriment du stock de ressources naturelles, sans pour autant augmenter les revenus des consommateurs locaux. Ces derniers ne pourront soutenir le dynamisme de leur marché intérieur, condition nécessaire au développement endogène et pérenne de ces économies et de ces sociétés.

Il convient donc de pointer le curseur de l’analyse sur les conditions de l’inclusion économique des ménages dans la dynamique actuelle de croissance du continent africain. L'objectif étant d’appréhender le développement économique à travers une mesure qui fasse la synthèse entre la croissance économique, la réduction de la pauvreté et des inégalités. Si la croissance économique est indispensable à l’augmentation du niveau de vie des populations, il n’en demeure pas moins que son incidence sur la pauvreté et les inégalités est déterminante pour sa soutenabilité à long terme. Autrement dit, combien de temps un pays pourra t-il faire de la croissance économique alors que la majeure partie de sa population continue de manquer du minimum pour vivre ?

C’est pour participer à la réponse à ce défi que Terangaweb – l'Afrique des idées se propose de suivre l’incidence de la croissance sur la réduction de la pauvreté et des inégalités dans chaque pays Africains. L’objectif final étant de dire si la croissance économique mesurée au cours d’une année a été « inclusive ». Notre démarche consistera à suivre l’évolution des revenus d’un panel représentatif de la population dans différents pays africains. Chaque population nationale sera subdivisée en tranches de revenus selon les lieux d’habitat (campagne/ville, différentes régions d’un pays). L’analyse de l’évolution des revenus dans chacune de ces catégories permettra de dire si les résultats de l’activité économique ont permis de réduire la pauvreté et les inégalités, et d’augmenter le pouvoir d’achat réel des populations. Elle permettra également d’identifier les leviers sur lesquels les gouvernements pourront agir directement sur le niveau de revenu et le niveau de vie des populations.

En plus de ces informations, ce projet permettra aussi de répondre à des questions intéressantes, mais qui manquent actuellement de réponses faute de données adéquates et d’analyses. Quelques unes de ces questions sont par exemple :
· L’impact de la croissance sur le pouvoir d’achat des différentes catégories de population
· Le nombre de ménages appartenant à la « classe moyenne » et le nombre de ménages destinés à rejoindre cette catégorie,
· Comment évoluent les inégalités sociales : est-ce que les revenus des plus riches augmentent beaucoup plus vite que ceux des plus pauvres ?
· La différence entre la part de la croissance du PIB d’un pays qui alimente l’augmentation des revenus des populations et celle qui est exfiltrée à l’extérieur du pays ?

Si vous êtes économistes et/ou statisticiens et que vous souhaitez prendre part à ce projet de recherche, n'hésitez pas à nous contacter !

 

Georges-Vivien Houngbonon, Emmanuel Leroueil