Les nouveaux visages du féminisme Nord-africain

Marwa_photoEntretien avec Marwa Belghazi, activiste féministe au Maroc.

Bonjour Marwa. Peux-tu nous décrire les principaux enjeux qui se posent aujourd'hui dans les sociétés nord-africaines pour l'épanouissement social des femmes ?

Il reste encore beaucoup de choses à faire dans le domaine des droits des femmes en Afrique du Nord, en termes d'accès égal au marché de l'emploi, à l'éducation et à la santé, d'amélioration des conditions de vie et notamment dans le milieu rural, ainsi que de leur protection contre tous types de violences. Mais quand l'on en vient à parler de l'épanouissement des femmes en Afrique du Nord, il y a un sujet qu'on évoque très peu ou pas suffisamment à mon sens: Il concerne l'épanouissement de la femme dans son sens le plus simple, le ressenti d'un bien être au niveau de son corps et de son esprit.

Or, incontestablement, il y a dans nos sociétés nord-africaines une pression sociale sur le corps masculin et féminin, la pression sur le corps féminin étant toutefois plus visible et plus violente. Concrètement, cette pression s'exerce lorsqu'on en vient à aborder le droit de disposer librement de son corps. La virginité continue à symboliser l'honneur non seulement de la fille mais de toute sa famille, qui se sent donc investie d'un droit de regard et de contrôle sur le corps féminin. Au Maroc, il existe encore un article du code pénal qui punit les rapports sexuels entre deux personnes non mariées d'un mois à un an d'emprisonnement, contraignant de ce fait tout citoyen non marié à la clandestinité.

Par ailleurs, on reste dans une conception phallocentrique de la loi, des lois écrites du point de vue masculin. Par exemple, l'article 486 du code pénal marocain définit le viol comme "l'acte par lequel un homme a des relations sexuelles avec une femme contre le gré de celle-ci". Cette définition de relations sexuelles non consenties se limite à la pénétration phallique du vagin de la femme. On ne conçoit donc pas que l'homme puisse être victime de viol ou que cela se fasse par une autre partie du corps ou objet autre que le pénis.

Enfin, on n'insiste pas assez sur la force destructrice et traumatisante du harcèlement sexuel au quotidien dans l'espace public, dans les lieux de travail, mais aussi à l'intérieur des familles. Cet harcèlement sexuel peut se transformer très vite en violence physique. On n'en parle pas suffisamment, et c'est peut être aussi une erreur des femmes de ne pas en parler, de « normaliser » la chose. Le corps féminin est constamment scruté et jugé, cela va du soi-disant compliment à l'insulte ou à l'attouchement. La pression sur le corps de la femme, je pense qu'elle est universelle. Mais les visages qu'elle prend sont différents suivant les sociétés. Par exemple, si les sociétés occidentales ont libéré le corps de la femme du joug de la tradition, c'est pour mieux retomber sous le contrôle d'une image marketing, d'un objectification qui impose pareillement un certain nombre de diktats.

A mon avis, on en est toujours à un conflit de définition de ce qu'est et ce que "doit" être la femme, la féminité, sa place dans la société, dans l'espace public, la liberté qu'elle peut avoir vis à vis de son corps. Et dans nos sociétés nord-africaines, nous essayons tant bien que mal d'avoir ces débats sans pour autant être traitées de traîtres à la nation, de mécréantes, voire très souvent de traînées.

Face à cette situation, comment s'organise la mobilisation des femmes sur ces questions ? Y a t'il un mouvement féministe organisé ? Si oui, en quoi se distingue t'il, à ton sens, d'autres mouvements qui se sont réclamés de ce terme par le passé ou dans d'autres régions du monde ?

Le début du mouvement féministe coïncide avec l'indépendance des pays d'Afrique du Nord. Ces mouvements d'indépendance se sont accompagnés de discours progressistes dont les porte-voix ont été ces personnes éduquées, occidentalisées, dont certaines se sont fait les étendards du féminisme. Mais de ce fait, les porte-voix de ce féminisme sont resté(e)s assimilé(e)s à une élite francophone issue des classes aisées. Leur discours arrive à être porté au niveau politique, avec une sorte de féminisme étatique, qui réussit à faire entendre ses doléances et à faire réformer la loi ; mais est-ce que ce discours arrive à pénétrer le reste de la société, et à changer les mentalités ? Est-ce que la réforme du code de la famille a changé les mentalités au Maroc ? Je n'en suis pas sûre.

Autre trait commun aux mouvements féministes en Afrique du Nord, la majorité de la population étant musulmane, les mouvements féministes ont généralement essayé de coopérer ou de ménager le religieux, en reconnaissant l'importance de l'islam. Les revendications sont restées dans un cadre musulman. Le discours, c'est de dire que les relations homme-femme sont plus dictées par la tradition que par la religion, cela afin de dédouaner la religion dans leurs attaques contre les pesanteurs de la société.

Je peux paraître critique vis-à-vis des ces premières générations de féministes, mais en même temps on ne peut pas nier l'importance de leur travail. Je suis le produit de leur héritage : si j'ai pu m'instruire, si j'ai la liberté d'expression, c'est grâce au travail de toutes ces militantes qui ont préparé le chemin. On a tendance, nous les jeunes générations, à oublier à quel point ce travail de militantisme qui nous a précédé a forgé le cadre dans lequel on vit. Par exemple, au Maroc, on leur doit la réforme du code de la famille, travail que poursuit le Collectif du printemps de la dignité, qui propose une révision globale des codes et des lois en vigueur au Maroc pour offrir aux femmes des garanties juridiques de leurs libertés individuelles et de l’égalité entre les sexes.

On sent aussi qu'il y a un renouveau de la mobilisation des femmes, qui a resurgit lors du Printemps arabe. Cette mobilisation n'a d'ailleurs pas été spécifiquement féministe au début, la femme s'engageant à l'égal de l'homme dans un militantisme pour l'émancipation politique de leur pays. Les revendications politiques étaient les mêmes, on ne sentaient pas le besoin de se distinguer, c'était une belle illusion de se dire qu'on se battait tous pour la même chose, pour des lois, pour une constitution instaurant un Etat de droit, en faisant abstraction de l'inégalité de fait qui subsiste entre hommes et femmes. Dans les plus forts moments de la révolte, il n'y avait pas de séparation entre les sexes dans les revendications. Je me rappelle du slogan : « les femmes et les hommes dans les droits sont les mêmes » qui a été souvent répété lors des manifestions. Certains slogans étaient accordés au masculin et au féminin : « écoute les fils du peuple, écoute les filles du peuple !».

Dans ce contexte de réveil politique et d'engagement des jeunes, nous assistons aussi à l'émergence d'un nouveau type de figures militantes. Aujourd'hui, la militante féministe est plutôt une jeune femme, pas forcément arrivée à un statut professionnel, social et civil considéré comme "stable" (ni mariée ni divorcée). Elle n'est pas forcément engagée au sein d'une association officiellement reconnue et peut utiliser des outils de revendication non conventionnels voire provocateurs pour certains. Et c'est ce qui explique sans doute que cette figure peine à trouver sa place au sein de la société. Aujourd'hui aussi, une militante ne cherche pas forcément à être dans la défense de victimes, elle se défend elle-même avant tout. Le terrain même de la lutte a changé: La femme militante réclame le droit d'être un individu, elle défend son existence libre au sein de la société.

Toutefois, ce contexte de printemps arabe n'est pas forcément synonyme d'avancées en matière d'épanouissement des femmes. En effet, ce qui se passe en Tunisie et en Egypte pendant ces deux dernières années nous a enseigné qu'aucun droit n'est définitivement acquis, et que les lois et les mentalités peuvent changer en notre défaveur. Cela a d'ailleurs remobilisé les militantes de tous fronts qui ont compris que rien n'était encore gagné : C'est un combat perpétuel de défendre ses droits et d'en gagner de nouveaux !

Peux-tu nous parler plus spécifiquement des actions que tu as toi même mené sur ces questions, des raisons de ton engagement, des modalités de ton action, des difficultés rencontrées et de tes objectifs ?

Le point de départ de mon engagement est lié à mon expérience personnelle, à mon vécu dans mon pays, le Maroc. Je tiens à le préciser clairement : mon engagement et mes actions, avant d'être présentés ou idéalisés comme une sorte de mission altruiste, c'est avant tout un combat personnel, bien sûr dans lequel peuvent se retrouver d'autres individus. Ce qui me dérange le plus, c'est la difficulté d'exister en tant qu'individu dans ma société. Et il n'y a pas de cloisonnement à faire à ce sujet entre femmes et hommes, ni de guerre entre les sexes, parce que le plus dur dans cet engagement, c'est de ne pas haïr l'autre, ce qui demande un effort immense quand on est attaqué verbalement, physiquement, parce qu'il faut comprendre l'autre, pour ne pas lui répondre par la même violence. Pour moi l'enjeu essentiel, c'est ce travail de compréhension, qui demande plus d'efforts que l'action concrète ou l'indignation systématique, mais qui est sans doute plus constructif dans le long terme. Il est essentiel qu'on travaille sur nos conceptions de la masculinité, de la féminité, et de notre rapport au corps.

Mon engagement sur ces questions se traduit essentiellement par un travail sur le terrain, travail difficile pour une femme, parce que c'est dans l'espace public qu'elle est le plus vulnérable. La question la plus pressante, celle du harcèlement sexuel dans la rue, est celle qui occupe la part la plus importante de mon temps, parce que c'est un combat quotidien. La première chose, c'est d'en terminer avec l'indifférence et l'impunité. L'impunité de l'homme amené à dire et faire ce qu'il veut. Les petites actions que je mène au quotidien, c'est de sortir avec suffisamment de temps pour pouvoir m'arrêter à chaque fois que je suis agressée verbalement pour interpeller les auteurs des attaques, pour leur interroger sur le pourquoi de leur comportement, leur demander de réfléchir à ce qu'ils viennent de dire. Cela peut prendre les tournures les plus agréables jusqu'à la confrontation public avec un attroupement de personnes qui viennent une fois que l'altercation a eu lieu, pour me calmer et non pas pour réprimander l'agresseur… Ce qui me permet aussi de demander aux gens pourquoi ils interviennent à ce moment et pas avant.

Je ne suis pas seule à faire ce travail, il y a d'autres personnes qui partagent ces mêmes préoccupations. Il y a des documentaires marocains en cours de réalisation sur la question, qui cherchent à donner de la visibilité au sujet, , le film égyptien "les femmes du bus 678" en traite aussi de manière poignante. Le mois dernier, nous avons réalisé une campagne avec le mouvement né sur Facebook "Le Soulèvement des Femmes dans le Monde Arabe" (Women Uprising in the Arab World) : nous avons affiché pendant une semaine dans 8 villes arabes d'immenses pancartes avec le visage de chacune d'entre nous portant un message pour interpeller les gens. A Tanger, on avait une affiche sur la façade de la cinémathèque de la ville, en 10×10 mètres. L'affiche avait pour message « je suis avec le soulèvement de la femme dans le monde arabe, parce que je ne me tairai pas devant le harcèlement sexuel auquel je fais face quotidiennement dans la rue ». L'idée était de pouvoir toucher ou interpeller chaque passant, et de mettre le doigt sur ce sujet en insistant sur le fait que c'est bien un problème sérieux et pas une mauvaise manière de draguer ou de faire connaissance !

Affiche_Tanger

Autre élément qui me tient à cœur, c'est le travail de réflexion commun entre hommes et femmes, avec l'organisation de petits ateliers de discussion réunissant des étudiants de tous les âges (collèges, lycées, universités), et de réfléchir ensemble sur la conception de nos corps et de nos relations. Ce qui est intéressant c'est de commencer ce travail depuis le début, avant que les consciences deviennent imperméables et fermées au débat.

Tout cela ne signifie pas non plus qu'il faille nier l'existence de réalités violentes et des personnes qui en sont victimes, parce qu'elles existent et ont besoin de soutien. A ce sujet, ce qui m'intéresse le plus c'est peut être ce qui se passe quand les caméras s'éteignent. Que se passe t-il quand la « victime » gagne son procès ? Est-ce que le plus important a été fait, ou est-ce que le plus important ce n'est pas d'avoir une alternative de vie ? Ce qui devrait nous occuper, c'est la possibilité de futur et de développement personnel offerte à ces personnes. Elles ont certes fait face à des réalités dures, mais cela devrait être juste un épisode à dépasser pour ouvrir de nouveaux chapitres de leur vie, meilleurs. Concrètement, cela veut dire qu'on doit travailler sur le suivi des victimes pour pouvoir leur assurer des possibilités de se reconstruire. Cela peut passer par une re-scolarisation, par une insertion dans le monde professionnel, un suivi psychologique, et la possibilité de rencontrer d'autres personnes ayant fait face à des situations similaires afin de créer un réseau de soutien entre elles. A ma connaissance, il y a encore beaucoup de travail à faire dans cette direction, et cela exige de se défaire de l'approche de victimisation qui suit la personne toute sa vie.

N'as-tu pas peur que ce travail de pédagogie ne soit pas suffisant pour changer les mentalités, pour bousculer les pesanteurs de ces sociétés, en tout cas à court et moyen terme ?

Ce travail sur les mentalités doit se faire accompagner par un renforcement du dispositif légal. On n'a pas encore de lois qui nous protègent du harcèlement sexuel dans la rue. Il y a un travail à faire pour réfléchir au type de loi dont nous aurions besoin pour lutter contre ce problème. Il faut en terminer avec l'impunité, mais sans tomber non plus dans une répression tout azimut. Je n'ai pas forcément envie qu'un harceleur se retrouve systématiquement en prison, ce que je veux c'est qu'il ne recommence plus. C'est la difficulté et le travail que l'on doit faire, et j'invite tous ceux qui sont intéressés par ce sujet à nous aider à élaborer une loi qui n'instaure par une guerre entre les sexes, mais qui protège en responsabilisant ceux qui enfreindraient les limites posées par la loi. Pour ceux-là, la peine pourrait se traduire en travaux d'intérêt général, en obligations de suivre des sessions de sensibilisation à ces thématiques, on n'a pas besoin forcément d'envoyer les gens en prison.

Et pour répondre à ta question, j'ai en effet parfois l'impression de vider la mer avec une petite cuillère. Il y a des jours où je me dis qu'en restant à une si petite échelle, même si j'y consacrais toute ma vie, je ne réussirai pas à toucher 1% de la société marocaine. Je profite donc de l'occasion pour inviter toute personne qui voudrait se joindre à moi pour travailler sur les questions soulevées, soit en participant aux ateliers de sensibilisation ou pour travailler sur une proposition de projet de loi concernant le harcèlement sexuel. Toutes autres idées sont aussi les bienvenues ! Si nous arrivons à constituer un groupe suffisamment solide, nous pourrions avoir plus d'impact et plus de visibilité et notre réseau pourrait s'étendre à travers tout le Maroc et toute l'Afrique du Nord.

 

Interview réalisée par Emmanuel Leroueil

Marwa Belghazi est joignable à l'adresse : gendermorocco@outlook.com

Les enjeux de gouvernance de la ville de Dakar vus par son maire Khalifa Sall

Khalifa Sall, maire de la ville de Dakar, était de passage dans les locaux de Sciences-po Paris le 26 mars pour rencontrer des étudiants en gestion urbaine des grandes villes. Terangaweb en a profité pour recueillir les propos de l’édile de Dakar sur les enjeux de gouvernance et de développement auxquels est confrontée la capitale sénégalaise.

Khalifa Sall bonjour. Comment présenteriez-vous la ville de Dakar dont vous êtes le maire ?
Khalifa Sall :
Dakar est une ville avec un positionnement géographique et des infrastructures qui lui donnent de nombreuses opportunités. Pendant de nombreuses années, c’était la capitale de toute l’Afrique de l’Ouest. Dakar est une ville côtière, industrielle jusqu’aux années 1970, et jeune. Dans les années 1980, la ville a beaucoup évolué. Au Sénégal, on a connu une sécheresse qui a fait que la ville, belle et bien dessinée pour 400 000 habitants, s’est retrouvée avec 2 millions d’habitants – et tous les problèmes qui vont avec. L’essentiel de cette augmentation est un exode rural, une immigration interne due à l’absence de pluies dans le reste du pays. Ceux qui sont arrivés sont des gens sans éducation moderne, sans métier, sans culture urbaine. Ce qu’ils savent faire se résume essentiellement à la vente, et entraîne une croissance urbaine chaotique.
Avant la sécheresse, cette zone s’appelait le Cap Vert, et il y avait de nombreux marécages. On y produisait des légumes. La sécheresse a tout changé, et le chômage des jeunes a explosé. Les années 1980 – 2000 ont été aussi celles des politiques d’ajustement structurel, réduisant l’impact des politiques publiques, notamment dans les zones urbaines. A partir des années 2000, une nouvelle ville se construit après la période d’ajustements structurels qui s’est achevée avec une dévaluation – la monnaie a été divisée par deux. Le contexte international a fortement déterminé la suite de l’histoire avec notamment les Stratégies de Réduction de la Pauvreté (SRP). Les politiques nationales et internationales ont un impact sur les populations locales. En 2009, lorsque nous avons été élus, on avait une ville surpeuplée, mal lotie, un habitat non maîtrisé et une population désœuvrée.

Quelles sont les priorités de votre mandat ?
Khalifa Sall :
Je tiens tout d’abord à préciser dans quel courant de penser et d’action je me situe. Moi, je suis un socialiste socio-démocrate. Je prône la justice sociale associée à l’efficacité dans la gestion. J’ai fait partie du gouvernement et j’ai aussi été député : je connais l’échec et la difficulté.
Quand je suis devenu maire de Dakar, la première demande de la population était liée à l’emploi. Notre première priorité a donc été de donner du travail à la population, c’est la question de la capacitation des ressources humaines. Au Sénégal, nous considérons que notre population est la plus grande richesse nationale. La deuxième priorité qui s’est imposée à nous, c’est l’aménagement urbain. On a des problèmes d’assainissement, d’inondation, et de construction d’infrastructures. Dakar est une ville où les rues sont encombrées de machins ambulants, comme on les appelle chez nous.
A ces deux priorités, nous avons ajouté la question de la gouvernance. La gestion participative et la culture de la citoyenneté sont devenues des problématiques centrales de notre municipalité. Le budget est aujourd’hui consultable sur i

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nternet[1], et tous nos travaux sont des appels d’offre publics. La gestion est inclusive, et tout le monde est au courant de ce qu’il se passe.
En ce qui concerne la culture citoyenne, l’idée est que les gens sachent que quelqu’un est là parce qu’il a un projet, pas par clientélisme. La conscience citoyenne relève d’un travail politique et citoyen. A coté de la ville de Dakar, on a impliqué la société sénégalaise ; on a des conseils consultatifs, des organes qui regroupent tous les éléments de la société civile. C’est une structure de contrôle et de conseil qui relève de la gestion participative et permet de responsabiliser les populations. Ce ne sont pas de simples consommateurs, ce sont aussi des bénéficiaires.
Cette gouvernance là était essentielle, c’était une rupture qu’il fallait imposer. Pendant ces élections, j’ai battu le fils du président de la République et le président du Sénat ; donc je ne vais pas avoir le travail facile, mais on essaye d’être intelligents.

Quelle est votre marge de manœuvre par rapport au gouvernement central ?
Khalifa Sall :
Notre mairie est de gauche et fait face à un gouvernement de droite. C’est une cohabitation qui pose des difficultés. Ceci étant dit, il faut préciser que le Sénégal a une organisation décentralisée depuis l’indépendance. C’est un concept fondamental de la construction du pays. La décentralisation a beaucoup évolué et a abouti à une plus grande responsabilité des collectivités locales ; la dernière réforme a supprimé le contrôle a priori et celui a posteriori. Il y a uniquement un contrôle de légalité dans 3 ou 4 domaines, ce qui laisse beaucoup de marge aux autorités locales. Donc, grâce au code des collectivités locales, on a des domaines où l’on sait que nous sommes légitimes et avons des compétences déléguées. Pourtant, chaque jour nous sommes en conflit avec le pouvoir central. Heureusement, notre gestion transparente et participative nous a beaucoup aidés dans les conflits où l’opinion a tranché.

Comment travaillez-vous avec les acteurs économiques pour les pousser à investir dans votre ville ?
Khalifa Sall :
Ceux qui viennent investir veulent des conditions physiques et financières pour sécuriser leurs investissements. Dans notre gouvernance, on a fait des Partenariats Public-Privé une priorité. La mairie n’a pas vocation à faire certains investissements, mais on doit initier, intéresser et accompagner les investissements. En parallèle à cela, nous faisons les investissements nécessaires pour mettre en place les structures qui font défaut. Nous faisons 25 milliards de francs CFA d’investissements en promouvant des dossiers d’Appel d’Offre où l’on essaye de promouvoir la micro-entreprise et la micro-finance. Aujourd’hui, on développe les programmes à Haute Intensité de Main d’œuvre. Ainsi, par exemple, la ville de Dakar a acheté le matériel pour refaire le pavé, et on a recruté des jeunes que l’on va former à poser et entretenir le pavé. C’est un projet de démarrage : on leur donne un savoir-faire, on leur donne un métier, ils obtiennent des revenus.
Pour nos investissements, nous allons maintenant sur le marché sans passer par l’Etat ; les villes peuvent aller sur le marché financier et international pour lever des fonds. Mes investissements, je ne les fais pas avec l’argent de l’Etat, je les fais avec des fonds privés, de l’argent privé que j’ai obtenu en présentant une ville rentable où il y a des opportunités de profit. Les villes se sont émancipées et autonomisées.
Aujourd’hui, par la coopération décentralisée, on a construit la diplomatie des villes. Martine Aubry était à Dakar il y a 15 jours. Cette diplomatie est devenue une réalité politique qui est en train de devenir économique. C’est une très grande transformation.

Quelle est l’importance de l’aide internationale au développement pour une ville comme Dakar ?
Khalifa Sall :
L’aide est un échec. Quand la France donne 10 000 euros, près de 5 000 euros reviennent en France : les travaux sont fait par les Français, les études aussi. Nous, on doit développer un savoir-faire, pas juste l’infrastructure. Après 20 ans d’aide et d’ajustements structurels, on saurait si l’aide marche. Aujourd’hui, on bâtit un partenariat où je dis ce que je veux, vous me dites ce que vous pouvez m’apporter, on discute, on s’entend. A Bruxelles, je leur parle de la non efficacité de l’aide. Moi, je n’ai pas besoin d’argent : le développement de la ville, c’est nous qui devons le faire. Ce que nous attendons des partenaires c’est du gagnant-gagnant ; nous avons les conditions pour que vous fassiez de l’argent, venez. La politique internationale devrait se concentrer sur cela. Aujourd’hui, le paysan qui cultive du coton doit faire face au coton européen et étasunien subventionné. C’est là le vrai problème, la détérioration des termes de l’échange.

 

Propos recueillis par Marwa Belghazi

 


[1] Budget et comptes administratifs de la ville consultables sur la page officielle : http://www.villededakar.org/

 

Le Caire: ville en fusion, ville en révolution

Il en est des villes comme des caractères ; il y a toujours un trait saillant qui définit la personnalité. Pour le Caire, c’est le poids de la Masse. Cette Masse qui donne à toute action, à tout regard, à toute parole une dimension tout à fait différente : lourde, conséquente, Qâhira[1]. Une masse qu’il vaut mieux avoir en notre faveur plutôt que de se la mettre à dos.

Avec 20 millions d’habitants, c’est la plus grande mégapole du continent africain, capitale administrative et économique de l’Egypte. A lui seul, le Grand Caire regroupe 22% de la population nationale et 43% de la population urbaine du pays. Continue reading « Le Caire: ville en fusion, ville en révolution »