Un vrai débat existe sur les priorités et les étapes à suivre pour le développement. Il parait naturel de penser qu’elles sont différentes suivant les régions et les pays du monde et suivant les époques. L’on est cependant tenté de se demander s’il y a des constantes ou des règles immuables pour le développement et si l’essor du secteur agricole en fait partie. Plus modestement, nous nous intéresserons ici à la question de l’importance d’une révolution verte pour le développement de l’Afrique. Il nous a d’abord paru intéressant et instructif d’avoir en tête des exemples de révolution du secteur primaire et de voir la place que celle-ci a eu dans l’amorçage du développement de pays aujourd’hui considérés comme économiquement développés (1ère partie) ou émergents (2ème partie). Nous nous focalisons à présent sur le continent africain (3ème partie).
Dans les années 70, la plupart des pays africains ont décidé d'ignorer l'importance capitale pour le développement de l’essor du secteur agricole. Ils ont fait une croix sur l’objectif de sécurité alimentaire qu’ils s’étaient fixés et ont choisi comme priorité l’exportation des ressources minières, l’industrialisation et la monoculture de rente qui ont déséquilibré et fragilisé l’agriculture. Les résultats de ces choix ont été catastrophiques. Aujourd’hui, l’on reconnait de plus en plus que sans l’agriculture, il n’est point de salut. Pour l’Afrique actuelle, la révolution verte est une urgence, une nécessité et une priorité.
L’urgence est celle de la sécurité alimentaire. Le problème de la faim persiste. Pourtant, son élimination n’est pas seulement un impératif d’ordre moral ou éthique, c’est aussi une nécessité économique. La sous-alimentation affaiblit les capacités physiques et cognitives, favorise la progression de nombreuses maladies et entraîne une forte baisse de la productivité. Selon une étude de la FAO portant sur 110 pays entre 1960 et 1990, le produit intérieur brut (PIB) annuel par habitant en Afrique subsaharienne aurait pu atteindre, s’il n’y avait pas eu de malnutrition, entre 1 000 et 3 500 dollars en 1990, alors qu’il n’a pas dépassé les 800 dollars. Il est aisé de comprendre l’énorme avantage, pour les producteurs de biens et de services, de la transformation de 200 millions d’affamés en consommateurs avec un pouvoir d’achat effectif.
Sur les 53 pays africains, 43 disposent d’un faible revenu et connaissent un déficit alimentaire. Non seulement ils ne produisent pas assez pour nourrir leur population, mais ils n’ont pas les ressources suffisantes pour importer les aliments qui combleraient l’écart. L’Afrique, où les moins de 15 ans représentent environ 45 % de la population, devra nourrir une population qui avoisinera 2 milliards d'habitants en 2 050. Pour relever ce défi, il lui faudra accroître à la fois la production et la productivité agricoles.
La nécessité concerne l'objectif du développement. Actuellement, l’agriculture emploie 57 % de la population, assure 17 % du PIB et procure 11 % des recettes d’exportation. Elle pourrait devenir le moteur du développement économique et social si une partie plus importante des allocations budgétaires nationales et des investissements privés lui était accordée. En effet, une augmentation de la production agricole ne permettrait pas seulement de nourrir les populations, elle réduirait les prix des produits agricoles, tout en augmentant le revenu des agriculteurs. Le pouvoir d’achat s’en trouverait sensiblement augmenté. D’autre part, quand on sait que les surfaces actuellement cultivées en Afrique subsaharienne, ne représentent qu’un quart de l’espace potentiellement utilisable pour l’agriculture et que la productivité d’un agriculteur du Sud du Sahara est environ deux cent fois inférieure à celle de son confrère européen, on imagine aisément les rendements importants qu’auraient une augmentation des investissements dans le secteur agricole .
Enfin, pour le développement, on ne peut passer outre le maillon agricole. C’est la leçon qu’on peut tirer des décennies 1970-2000. L’industrialisation sans les matières premières agricoles est illusoire. Les services même s’ils se développent ne sauraient à eux seuls permettre l’importation des biens de première nécessité à des prix internationaux – très volatiles et qui atteindront encore des sommets – et garantir une croissance durable. Surtout, ils ne résoudraient pas les problèmes de la pauvreté et de l’emploi. Car, on oublie trop souvent que l’agriculture – qui inclut, dans une acception large, les productions végétales, la transformation agroalimentaire, l’élevage, la pêche et l’exploitation forestière – est l’activité première pour plus de 60 % de la population africaine.
La priorité vient de l'importance de l'agriculture dans le processus du développement. Mettre l’agriculture en avant permettrait non seulement de la développer créant ainsi richesses et emplois mais aussi de développer autour et de façon significative les autres secteurs de l’économie. On ne peut penser l’essor de l’agriculture sans le développement des transports, des services – les marchés, les crédits et des infrastructures notamment de stockage. La révolution verte ne peut avoir lieu sans le développement corolaire d’activités économiques pour ceux qui doivent sortir de l’agriculture. Ces activités non agricoles se développeront à partir de la transformation des matières premières agricoles, à partir de services aux agriculteurs et de façon artisanale, sous la forme de PME, PMI et commerces, en milieu rural, dans les bourgs et en ville.
Le philosophe grec Xénophon disait que « l’agriculture est la mère de tous les arts : lorsqu’elle est bien conduite, tous les autres arts prospèrent ; mais lorsqu’elle est négligée, tous les autres arts déclinent, sur terre comme sur mer ». C’est pour l’avoir négligée, que l’Afrique se retrouve avec 200 millions de sous-alimentés et un tel retard de développement. Pourtant, le mode d’emploi pour enclencher la révolution agricole est bien connu. Nous avons eu dans les articles précédents consacrés aux pays développés et surtout émergents des éléments de réponse. Il faut investir dans le capital productif, la recherche, les infrastructures, les services publics, l’éducation et la formation. Mais cela ne suffit pas. Il faut un cadre institutionnel adéquat pour accompagner la production agricole. Là aussi, les bonnes recettes sont bien identifiées et parmi elles figurent des politiques commerciales incitatives couplées d’une réforme foncière.
Comme l’a dit Lionel Zinsou, «ne pas investir dans l’agriculture est un moyen sûr de rester dans le sous-développement ». Certains pays africains comme le Ghana – qui investit dans l’agriculture, dans des programmes d’alimentation scolaires et accorde des subventions aux petits agriculteurs – l’ont compris et agissent en conséquence. Qu’attendent les autres ?
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Merci Tite d'attirer l'attention sur le sujet de l'agriculture, essentiel pour le développement comme tu le soulignes. Tu as donné des exemples, dans la deuxième partie de ta "saga", de réformes agraires dans des pays en développement. Il y a eu également beaucoup de tentatives de réformes dans des pays africains, à partir de différent leviers: la propriété foncière (cas du Sénégal), l'organisation des structures productives agricoles (Tanzanie sous Nyerere), l'investissement productif, l'importation de graines, techniques etc. pour augmenter la productivité. Un cas qui m'interpelle particulièrement est celui de l'Afrique australe, où dans la plupart des pays la terre appartient aux minorités privilégiées héritières de régimes d'apartheid ou assimilés (Afrique du Sud, Namibie, Mozambique, Zimbabwe)
Certains pays comme le Zimbabwe, qui ont largement redistribué les terres, de manière autoritaire, ont connu une baisse drastique de leur productivité agricole et de gros problèmes économiques et sociaux. D'autres, comme l'Afrique du Sud et la Namibie, préfèrent le statu quo, laissant les terres à leurs anciens propriétaires blancs, et légitiment cela notamment par un souci d'efficacité de leur production agricole. Bref, il semble que dans ces pays, à part le statu quo, ils n'aient pas vraiment trouvé de solutions.
Autre point à souligner, tous les grandes banques d'investissement publiques, qu'elles soient africaines ou internationales, mettent en avant depuis des décennies leurs investissements dans le secteur agricole. Comment ce fait-il, si les solutions sont connues comme tu le dis, qu'il n'y ait pas eu de résultats probants malgré tous les capitaux mobilisés? L'article paru sur Terangaweb avec Abdoulaye Bio Tchané, ancien directeur de la BOAD, montrait comme cette institution fait toujours de l'agriculture sa priorité. Une priorité qui dure depuis 20 ans j'ai l'impression. Pourquoi toujours pas de résultats concluants ?
Merci pour ton commentaire Lirashe. Il me permet de compléter l'article. Si beaucoup de pays africains ont échoué dans des tentatives molles (osons le mot) de dynamisation du secteur agricole, c'est parce qu'ils ont manqué de VOLONTE POLITIQUE et ont négligé des aspects absolument nécessaires pour l'essor du secteur agricole.
Dans le cas du Sénégal, j'aimerais citer ici Jacques Faye, sociologue sénégalais du monde rural qui a écrit un article très intéressant sur "Les conditions de la révolution agricole en Afrique" disponible à : http://www.afrik.com/article14410.html.
"Quelles sont les conditions sociopolitiques d’une révolution verte en Afrique ? Là se pose de manière tout à fait fondamentale la question de la libéralisation ou de la protection. Le Sénégal a toujours importé à bas prix et en quantité suffisante. La population y est habituée. Les politiques ont fait ce choix car il leur permet de rester au pouvoir. En assurant l’alimentation des populations urbaines, et cela au moindre coût, les gens ne font ni grève, ni manifestation de rue, ni ne dénoncent le fonctionnement de l’appareil d’Etat. D’une certaine mesure, les gouvernants ont raison. C’est le choix du court terme et de la simplicité pour gagner les prochaines élections.
Les populations rurales sont de plus en plus nombreuses à vivre de ces produits importés. Le repas sénégalais de base, des familles rurales n’est pas constitué de mil, mais de riz, qui est importé. Augmenter son prix, c’est donc pénaliser les paysans pauvres. Par ailleurs, nos élites économiques vivent majoritairement d’importations de produits alimentaires. C’est un lobby extrêmement puissant qui a une influence forte sur les décideurs politiques.
Concernant les populations urbaines, on peut constater certains paradoxes. Les gens qui ont manifesté à Bruxelles le 11 janvier 2008, contre les APE, pour protéger leur agriculture, étaient les mêmes qui demandaient quelques semaines auparavant la suppression de la TVA sur la farine importée et des taxes à l’importation.
Le problème majeur est donc qu’il n’existe aujourd’hui aucun consensus pour une protection, qui plus est, élevée, des productions locales, nécessaire à un développement de notre agriculture. On ne peut esquiver cet obstacle. Qui est d’accord pour protéger ? Il est difficile de demander aux populations urbaines, dont le pouvoir d’achat est faible et n’augmente pas, de payer encore plus cher leur nourriture. Ils ne pourront faire face."
C'est un peu long mais très instructif. C'est bien gentil de faire une réforme foncière, mais s'il n'y a pas de débouchés pour l'agriculture locale et qu'on préfère importer à bas coût, il n'y aura pas de production locale. Cet exemple est assez symptomatique de ce qui se passe dans plusieurs pays africains.
Pour réussir à enclencher la révolution agricole, il ne suffit pas de mobiliser quelques milliards de CFA et de lancer une à deux réformes un peu à l'emporte pièce. Il faut une forte volonté politique doublée d'une vraie organisation du secteur. La plupart de nos pays ont péché dans l'un ou l'autre des éléments suivants:
1) La production.
Il faut améliorer la production en augmentant le capital des producteurs. Mais, cela ne suffit pas, il faut de la formation et la maintenance des machines. Nombreux sont les ingénieurs agronomes formés en Afrique qui restent dans des bureaux ou se reconvertissent parce qu'ils pensent que s'ils exercent leur métier dans des fermes, ils ne gagneront pas de quoi vivre. Bref, il faut que le métier d'agriculteur devienne "sexy" et pour ça, il faut qu'il soit lucratif.Cela rejoint le point 3.
Il y a quelques mois, je regardais tranquillement le journal télévisé au Bénin. Et, on nous apprend qu'un ministre est allé distribuer à une coopérative de femmes des tracteurs dans un coin reculé du pays. Plutôt sympathique en apparence. Sauf qu'on se contentait de vérifier qu'ils marchaient au moment du don, de prendre des photos devant la presse avant de retourner à la capitale. Qui s'occupe de former les paysannes à son utilisation? Qui s'occupe de les réparer en cas de panne? Personne dans les deux cas. Ceci est un cas un peu extrême bien que réel, on voit qu'il ne suffit pas d'avoir réalisé des investissements dans le mépris total de l'objectif du développement (au fond, le but était de glaner des voix pour les élections d'après) qu'on fait avancer l'agriculture.
2) La distribution.
Le stockage et l'acheminement grâce aux transports est crucial. A quoi sert-il d'aider des coopératives agricoles à produire plus, si on ne peut distribuer leur production?
3) Les débouchés/ le marché.
Il faut que les villes arrêtent d'exploiter les campagnes et que les paysans qui produisent localement soient bien rémunérés. On ne peut pas faire sans ça. Malheureusement rares sont les pays qui décident de le faire. Le cas du Sénégal cité ci-dessus est typique.
Souvent, parce que les politiques n'ont pas le courage d'entreprendre certaines réformes, ils mettent en pratique une petite partie du "mode d'emploi" pour la révolution agricole sauf qu'il s'agit bien d'un tout.
Le cas de l'Afrique Australe est très intéressant. On se rend compte de l'importance du savoir-faire agricole et donc de la partie formation. C'est gentil de redistribuer des terres à des non privilégiés mais si ces derniers ne sont pas bien formés, comment peut-on être surpris que la productivité dégringole? Au Zimbabwé, il est clair que la transition aurait dû être plus progressive.
Enfin, pour ce qui est des organisations multilatérales, aucune d'entre elles ne développera l'agriculture sans la volonté ferme des dirigeants politiques et des investisseurs privés. Sans celle-ci, des milliards de F CFA finiront encore dans les mauvaises poches.
Je vois déjà certains pessimistes lancer une réflexion condescendante sur nos pays africains: "La révolution agricole requiert un ensemble de conditions bien au-dessus des capacités organisationnelles des Etats africains". Il n'en est rien. Ce qu'on a appelé le miracle ivoirien n'en est pas un. Juste le résultat logique d'une vraie volonté politique du "Vieux" (FHB) et d'une bonne organisation du secteur.
YES WE CAN!
Le problème de la sous-alimentation est central effectivement tant pour "les capacités physiques et cognitives" que pour la santé et la productivité. C'est pourquoi je suis d'accord quant à la nécessité de booster les leviers d'une révolution agricole africaine avenir.
Je serais toutefois peut-être un peu plus nuancé que l'illustre Xénophon. L'agriculture n'est pas "la mère de tous les arts". En fait, s'il faut favoriser l'essor du primaire, il ne faut pas attendre le développement économique de ce seul essor. Bien sûr les autres secteurs connaîtront un essor concomitant : activité de stockage, de distribution, etc. Mais il me semble que c'est loin de suffire pour faire un développement. Non ?
Si aujourd'hui 60% de la population active est dans le secteur agricole, qu'en sera-t-il demain lorsque la révolution agricole aura fait son chemin ? De 60% on tendra vers les 10 à 15% des pays aujourd'hui développés car le propre du développement du primaire est l'intensification des cultures. On assistera alors à un déversement sectoriel de la main d'oeuvre, mais il faudra que soit le primaire soit le tertiaire soit les deux à la fois se soit développés pendant ce temps.
Le développement économique est toujours chose harmonieuse et je me réjouit d'apprendre que le premier téléphone portable 100% africain a récemment vu le jour : http://www.africamaat.com/Un-telephone-portable-100-zambien
Entièrement d'accord avec toi Tidiane. D'ailleurs, j'en parle dans mon article: "La révolution verte ne peut avoir lieu sans le développement corolaire d’activités économiques pour ceux qui doivent sortir de l’agriculture. Ces activités non agricoles se développeront à partir de la transformation des matières premières agricoles, à partir de services aux agriculteurs et de façon artisanale, sous la forme de PME, PMI et commerces, en milieu rural, dans les bourgs et en ville."
Tu parles des secteurs primaire et tertiaire qui devraient se développer en même temps. C'est vrai, mais il ne faut pas oublier le secondaire. Dès qu'une bonne dynamique agricole se crée, il faut tout de suite en profiter pour faire de la transformation, histoire d'en tirer le maximum de valeur.
Oui, tu fais très bien de me reprendre Tite. Je voulais bien sûr dire : "il faudra que soit le secondaire soit le tertiaire […] se soit développés pendant ce temps"
Bonjour Tite Yokossi, je suis Kalidou, récemment dipômé de l'ICN Business School de Nancy. Je suis sénégalais de naissance mais j'ai vécu toute ma scolarité en France. Ton article m'intéresse beaucoup car il me donne beaucoup d'espoirs sur la possibilité d'une Révolution Verte en Afrique. Je n'ai aucune connaissance du monde agricole, juste une bonne connaissance de l'histoire agricole de l'Afrique à travers quelques cours de prépa et quelques articles. Je me sens donc dans l'obligation (comme un fier devoir) de contribuer à ma manière le développement du Sénégal. L'Afrique ne peut se développer uniquement avec l'aide humanitaire et sans infrastructures décents. Dans le cruel jeu de la mondialisation capitaliste, il n'y a pas d'autres choix que d'entrer dans le jeu avec nos propres cartes de départ (un peu comme le poker) et de se débrouiller en suivant ces règles malgré le faible jeu qu'on possède en mains. C'est donc par l'intérêt privé, la proprité privé et l'investissement privé qu'on arrive à lutter contre la sous alimentation et faire peser l'Afrique dans le jeu de la Mondialisation à travers l'effet de substitution que provoquerait le développement du secteur agricole. Mais étant novice dans ce milieu, j'aimerais vous demander à vous, plus expert dans ce domaine, s'il est viable financierement pour moi et d"autres d'investir pour développer des plantations de riz (par exemple) étant donné que la majorité du riz est importé. Cordialement