Il est difficile, au bout du compte, de savoir ce qui est préférable : l'offensive éclair, sans images, conduite presque en cachette par l'armée française durant les deux premières semaines de l'"Opération Serval", ou l'agonisante et sordide guerre de tranchées, savamment "hypée" par les médias traditionnels ou sociaux, que l'on observe actuellement dans les rues de Gao ou Kidal…
Le face-à-face asymétrique de jeudi dernier entre une poignée de militants du MUJAO retranchés dans la mairie de Gao, armés de grenades et de fusils mitrailleurs, et les dizaines de soldats maliens, soutenus par les forces françaises, tiraillant stupidement dans toutes les directions, obligés de recourir au lance-roquette pour déloger le dernier des islamistes retranchés et ne réussissant qu'à incendier une station-service, est pénible à voir. Tout cela tend à prouver qu'on a non seulement sous-estimé la détermination (et utilisons les mots justes : le courage) des islamistes, mais aussi incroyablement surestimé les capacités de l'armée malienne.
Quelle que soit la mésestime que chacun pouvait avoir pour ces soldats fuyant l'adversaire pour aussitôt attaquer les institutions de leur propre pays, l'attitude de l'armée malienne dans les villes "libérées" – devons-nous le rappeler, par les soldats de l'ancien pouvoir colonial – est encore pire. La presse grouille des témoignages des victimes de l'armée de "libération" : tel homme torturé à l'acide par des soldats maliens, des puits remplis de cadavres, tel ou tel groupe de soldats tirant délibérément sur des civils parce qu'ils n'arrivent pas à atteindre les islamistes, trop bien retranchés.
Dans le même temps, le MNLA, mouvement sécessionniste touareg à l'origine de l'insurrection qui a déstabilisé le Mali, un temps allié aux mouvements islamistes, est aux côtés des soldats français et Tchadiens dans Kidal secouée par les attentats-suicides. Devant ce chaos et dans une situation aussi tendue, opaque, incertaine et propice aux violations des droits de l'homme, l'UNESCO a décidé d'attribuer le "Prix Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix" au Président Français, François Hollande… Après la médiatisation, l'immédiatisation…
Peut-être que l'action de François Hollande – et sa décision de brusquer le Conseil de Sécurité en envoyant des soldats français stopper l'offensive des Islamistes sur Mopti – mérite une telle "récompense". Mais est-ce bien le moment? Orwell écrivait que certaines idées sont tellement absurdes que seuls des intellectuels peuvent y croire. Il en est de même pour certaines décisions que seuls des intellectuels peuvent ne serait-ce qu'envisager. Elle doit leur paraître bien irréelle, la guerre au Mali, aux membres de ce jury. Peu importe que des gens continuent à y mourir, peu importe les mines anti-personnelles, peu importe l'incertitude qui plane autour de l'issue de ces combats, peu importe même que personne ne sache aujourd'hui à quoi la "victoire" pourrait bien ressembler. Tant que le "patrimoine immatériel" de Tombouctou est sauvé, l'UNESCO est contente. Le sort des maliens de chair et d'os ne les a jamais vraiment ému… La guerre au Mali leur est comme un prétexte, un "sujet de réflexion". Une sale manie française, au fond.
Après son"expédition" en Libye, où pour toute expérience du feu, il n'avait fait que poser avec des jeunes rebelles dans une prairie, le philosophe l'écrivain l'homme de lettres français Bernard-Henry Lévy, se fendit d'un "journal de guerre", intitulé "la guerre sans l'aimer". Vieil écho du roman d'André Malraux "Les Noyers de l'Altenburg" :"Ah! que la victoire demeure avec ceux qui auront fait la guerre sans l'aimer!" (Dommage que BHL ait oublié cette autre citation du même ouvrage, probablement plus adaptée à son "journal" : " Les intellectuels sont comme les femmes, les militaires les font rêver.")
Dommage surtout que cette vieille idée (tout va bien, tant qu'on fait la guerre sans y prendre plaisir) ait survécu si longtemps.
La guerre au Mali me trouble profondément. Les témoignages des décollations et exécutions sommaires conduites par les islamistes, autant que les représailles coordonnées par les soldats maliens, le sort des femmes, la mort des hommes et surtout la souffrance des enfants. Tout me trouble dans cette affaire. La déshumanisation aussi. Et le risque de voir ce conflit "désincarné", perçu comme une "donnée du réel". La guerre au Mali n'est pas une "idée", une "donnée". C'est une réalité. La première guerre vraiment télévisée que l'Afrique sahélo-saharienne ait connue. Et dans le contexte de cette zone de parenté et de haine multiséculaires, il est plus que jamais nécessaire de rester lucide.
Le fait est que s'il faut se battre, mourir ou tuer, s'il faut en un mot "faire la guerre", autant la faire en aimant. Qui? Quoi? Peu importe, mais aimer. C'est peut-être le seul rempart contre la barbarie.
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Très bel article Joël!
"Il en est de même pour certaines décisions que seuls des intellectuels peuvent ne serait-ce qu'envisager", cette phrase résume bien tout! Avec ce prix décerné à François Hollande, on marche vraiment sur la tête!