Si le conflit libyen a précipité le déclenchement de la rébellion touareg, cette rébellion n’a en réalité rien de nouveau. Le Mouvement National de Libération de l'Azawad (MNLA), formé par d’anciens dignitaires de groupes touareg ayant conclu plusieurs accords successifs avec les gouvernements français, algériens et maliens, a inscrit depuis longtemps dans son agenda l’indépendance du territoire qu’il appelle Azawad et qu’il considère comme devant revenir légitimement à ces peuples. Sa principale revendication s'appuie sur la dénonciation de la marginalisation politique et économique des peuples du Nord. Les différents accords avec le gouvernement malien, notamment le Pacte national des années 1990, auraient dû aboutir à une revalorisation politique et une redynamisation économique du Nord. Ils comportaient en effet une forte dose d’autonomisation administrative pour les régions allant de Gao à Kidal, ainsi que des programmes de coopération économique décentralisée assez conséquents au profit des tribus touarègues. Ces accords ont cependant buté sur des rivalités fratricides au sein des tribus touaregs d’une part, ainsi qu’une certaine négligence, voire un quasi-abandon de ces territoires par le gouvernement malien de l’autre, qui n’ont fait qu’aggraver les difficultés auxquelles étaient confrontés les peuples du Nord. Une bonne partie de ces groupes ont par la suite trouvé accueil et soutien financier chez Kadhafi qui les mobilisait dans certaines campagnes armées, et ont donc profité du désordre provoqué par sa chute pour se réarmer et rejoindre les régions septentrionales du Mali. Ils ont dès lors décidé de s’en accaparer et d'y asseoir leur propre pouvoir.
Au regard du droit international, leur revendication demeure recevable : en effet, leur revendication de l'autodétermination s'appuie non seulement sur l’élément ethnico-démographique, c’est-à-dire un peuple constitué, assez important, et désireux de s’administrer librement, mais aussi et surtout un élément organico-formel, résidant dans les différents accords conclus avec le Mali et l’Algérie depuis l’indépendance. Ses dirigeants pourraient s’appuyer sur ces deux arguments pour demander une reconnaissance internationale s’ils parviennent à asseoir durablement un contrôle effectif sur le territoire qu’ils ont conquis et éventuellement bénéficier, dans le long terme, d’un statut spécial au sein du Mali via une solution politique négociée avec les autorités de la transition et leurs partenaires multilatéraux. Ceci représenterait un compromis qui aurait le mérite de préserver formellement l’intégrité territoriale du Mali tout en évitant une confrontation militaire inutile. Le problème est que le MNLA s'est fait ravir la vedette par des groupes islamistes autrement puissants et dangereux, avec des bases idéologiques et agenda politique différents.
Soubassements idéologiques et objectifs politiques des groupes islamistes armés
Ançar Eddine a fait irruption dans la plupart des zones initialement occupées par les combattants du MNLA et les en a délogés. Ceux-ci ont voulu ensuite trouver un modus vivendi acceptable avec les islamistes, mais ont vite buté sur une querelle de leadership et une divergence d’objectifs. Ançar Eddine compte en son sein les héritiers d’anciennes personnalités du MNLA frustrées, qui se sont alliées à des tribus venant du Niger, du Tchad, de Mauritanie et d’Algérie. A leur contact, leur idéologie s'est réorientée en puisant aux sources de l'islamisme salafiste. Ils ont par la suite été rejoints par Aqmi, ancien Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat originaire du Sud algérien qui a fait allégeance à Ben Laden, ainsi que par le Mujao, Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest. Ils représentent autant d’avatars, à des degrés variables, de la nouvelle génération de salafisme des années 1990-2000, qui a succédé à la génération islamiste des frères musulmans issue d'Egypte. Ceux-ci avaient comblé le vide idéologique consécutif à l’échec des nationalismes arabes ainsi que des courants marxistes-léninistes dans la seconde moitié du 20e siècle. L’assassinat de Sadate, accusé d’avoir comploté avec l’ennemi sioniste, la Révolution iranienne menée par Khomeini et la chute du bloc communiste notamment en Afghanistan, sont autant de marqueurs de ce renversement idéologique et militant. Ces salafistes comptent établir dans les territoires qu’ils contrôlent une société musulmane basée sur ce qu'ils estiment être les principes de la charia, considérée comme l’ensemble des lois musulmanes devant s’appliquer à toutes les situations politiques et sociales de la communauté, telles qu’elles découlent du texte coranique, de la tradition prophétique, et des enseignements des savants du droit, oulémas. Leur principale référence idéologique, Ibn Taïmiya, prônait le djihad armé à ses disciples contre les oppresseurs de l’Islam considérés comme infidèles, internes ou externes.
Passons sur la multiplicité des interprétations de la charia dont le nombre est presque égal à celui des courants juridiques dans la pensée islamique, classique comme contemporaine. Rappelons juste que pour ce qui est même de la soumission de la communauté aux lois islamiques, elle ne saurait se faire, de l’avis même de certains idéologues rigoristes du droit musulman, sans le consentement des individus concernés puisqu’un verset dispose : Nulle obligation en la religion (Sourate 2, Verset 256). Or, il est postérieur, et doit donc abroger les autres dispositions coraniques qui enjoignent la lutte armée contre les infidèles, notamment dans la sourate Thawba, de laquelle nombre de prêcheurs du djihad moderne s’inspirent. On peut ajouter que, même dans la théologie musulmane, le djihad tel qu’il a été mené par le Prophète Muhammad était justifié à l’époque par les contraintes et les persécutions dont les premiers disciples de l’Islam faisaient l’objet de la part des chefferies arabes traditionnelles dont la survivance était alors menacée. Une fois qu’un territoire musulman, « dar al-Islam », était établi, le Prophète lui-même a déclaré que le petit djihad, c’est-à-dire la lutte armée, était révolu et que le grand « djihad » consistant en un spiritualisme individuel, devait dorénavant primer. L’objectif des groupes islamistes du Nord-Mali, comme dans les autres parties du monde, est dès lors caduc. Leur but inavoué réside dans le contrôle des immenses richesses du sous-sol, voire la captation de ressources provenant des bailleurs financiers des mouvements islamistes, sans compter celles issues de la criminalité transfrontalière (drogues, armes, etc.).
En tout état de cause, leurs objectifs, s’ils ne sont pas révisés, s’avèrent incompatibles avec toute inclusion dans une solution politique concertée avec le gouvernement malien et ses partenaires, car l’instauration d’un ordre social dirigé par Ançar Eddine, le Mujao ou les antennes d’Aqmi et de Boko Haram est juste caduc et inacceptable. Parce que les populations du Nord malien ne partagent pas cette vue de l’Islam politique qui, d’Ibn Taïmya à Rachid Rida, de Hassan el-Banna à Ayman al-Zawahiri, consiste à transférer le « dar- al-islam » au « dar-al-harb ». Parce qu’elles ne veulent pas qu’elle leur soit imposée par la force.
Recherche d'un compromis inclusif
La communauté internationale ne peut laisser les populations du Nord au sort de groupes armés dont la cause n’est ni acceptée, ni même partagée par les populations qu’ils veulent gouverner. Il y va non seulement de la préservation des droits contenus dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et dans la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des peuples, mais aussi de la sécurité régionale et de la crédibilité des institutions internationales. Le Nord malien ne devrait pas se transformer en ce que d’aucuns ont vite fait de désigner d’Africanistan, par une inaction des entités politiques ou sociales au niveau local, national, régional et mondial. Il est clair que l’abandon des territoires occupés aux groupes en présence est inenvisageable ; de même que leur exclusion de toute recherche de solution politique.
De leur côté, le MLNA et, dans une moindre mesure, le Mujao, ont exprimé leur volonté à participer à un dialogue avec les autorités maliennes. Le Mujao semble exclure toute négociation directe avec le gouvernement malien, mais a laissé entrevoir un signe d’ouverture à des négociations par la voie de réseaux locaux. Cette disponibilité ne devrait pas être prise à la légère puisqu’elle pourrait faciliter aux différents acteurs publics la mise en place progressive d’un compromis politique, ne serait-ce qu’à titre transitoire pour préserver les populations civiles des conséquences d’une répression violente. Malgré sa radicalisation récente due à un immobilisme diplomatique de l’Algérie dont ils affirment avoir exécuté un officiel, une fenêtre d’ouverture au dialogue n’est pas négligeable. Par extension, la recherche d’une solution politique concertée peut s’étendre à Ançar Eddine. Le tissu associatif local, avec notamment le Collectif des Ressortissants du Nord et la Coordination des Communautés Arabes du Mali, peut être mis à profit pour convaincre les groupes armés de la nécessité de faire privilégier une solution globale à la situation, à travers la mise en place de corridors humanitaires dans les zones qui en sont encore dépourvues, la réouverture des écoles, hôpitaux, et autres établissements publics indispensables au quotidien. Petit à petit, la vie économique et sociale devrait reprendre son cours, sinon comme avant, du moins de façon à ce que le temps puisse être donné aux autorités centrales pour définir, seules ou avec leurs partenaires, les modalités de mise en œuvre d’accords durables et définitifs. Ceux-ci pourraient utilement s’inspirer du Pacte national des années 1990, pour aboutir à une forme d’exercice du pouvoir qui ne sera pas totalement dévolu aux groupes armés, mais s’appuiera sur la légitimité du suffrage universel en faisant désigner les dirigeants des régions du Nord malien par les populations concernées, tout en leur accordant une large autonomie.
Mouhamadou Moustapha Mbengue
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C'est encore plus clair avec cette analyse approfondie et bien présentée.